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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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s’étonne de rien. Aussi la manière dont cet inconnu, illustre entre les deux guerres mondiales, et encore entouré d’un grand nombre de fidèles qui faisaient le pied de grue devant ses boîtes, entreprit peu à peu de m’éduquer, m’invita chez lui, à sa table, me présenta ses enfants qui devinrent des copains, m’introduisit chez ses amis, eut en un mot à mon égard l’attitude d’un père vigilant, sévère, possessif, me parut tout à fait naturelle et je ne lui en témoignai aucune reconnaissance.
    Pire, puisque nos relations prirent un tour familial, arriva fatalement le jour où je n’eus de cesse de me dégager de ce père encombrant. Dix ans après notre rencontre, notre amitié buta sur la guerre d’Algérie. Il avait adopté une attitude sans ambiguïté contre l’insurrection algérienne, considérant tout nationalisme comme pernicieux ; celui du F.L.N. ne pouvait échapper à ce qu’il appelait la vérole du pouvoir. Guerre anticoloniale soit (il avait toujours été anticolonialiste et avait même subi de la prison pour cela) mais pas pour chasser un pouvoir et le remplacer par un autre, qui peut-être serait pire. Je ne le suivais pas. Je croyais, comme toujours lorsque l’on est jeune, puisqu’il était vieux, que ses idées dataient, que les circonstances d’alors différaient de celles dont il avait fait la cruelle expérience. Je me laissais emporter par un courant très fort, et généreux, mais pas moins stupide que celui qui l’entraîna, lui, de l’illégalisme au début du siècle, au totalitarisme étatique. Me voir recommencer ses erreurs, le mettait justement en rage.
    — À quoi cela aura-t-il servi, s’écriait-il, tant de misères, tant de suppliciés, tant de victimes qui me crient encore aux oreilles, si toi, à qui j’ai tout dit, à qui j’ai tout montré, retombes dans le même merdier. À quoi ça sert d’avoir vécu tout ça. Merde, c’est trop con. Y a de quoi se flinguer !
    Je le comprends bien aujourd’hui, la guerre d’Algérie ne fut qu’un prétexte. Ces dix ans de paternité jalouse me pesaient. J’avais envie de fuir, de vivre ma propre vie. Nous ne nous sommes pas revus pendant vingt-cinq ans. Pendant onze ans, j’ignorai même tout de son existence. J’évitais le quai de la Tournelle. En 1968, il ressortit brusquement comme un diable farceur d’une boîte à malices. Il n’avait que soixante-neuf ans, mais les étudiants de la Sorbonne le brandissaient comme un totem. Je le vis apparaître un jour sur l’écran de mon téléviseur, entouré d’une faune juvénile, toujours aussi grand, un peu cassé, ses cheveux devenus entièrement blancs. Je me sentis très gêné de le trouver un peu ridicule. Lorsqu’il se leva et parla devant le micro, entamant un discours que l’on percevait mal dans le tumulte de l’amphithéâtre, j’eus la gorge serrée tellement ce spectacle était pitoyable. Puis, tout à coup, sa voix s’enfla. Il retrouva le ton du tribun qu’il avait été dans les années 30, lorsqu’il réussissait à couvrir l’organe pourtant sonore de son contradicteur Maurice Thorez. Comme on dit dans le langage médiatique, il creva soudain l’écran. Un silence invraisemblable se produisit sur les gradins. La caméra montrait la foule des étudiants médusés, qui l’écoutaient. Moi-même, j’étais bouche bée. Je ne l’avais jamais vu ainsi puisque je ne l’avais fréquenté que pendant ses années de retrait du monde politique actif. Il devait être semblable, emportant son auditoire de toute sa conviction, de toute son éloquence, lorsqu’il dénonçait devant des foules hostiles l’iniquité des procès de Moscou ; lorsque au moment de la guerre civile espagnole il s’employait à lever des volontaires pour la brigade de Durruti. Cher vieil homme, cher grand ami perdu, des larmes me venaient aux yeux. J’aurais dû tenter aussitôt d’aller le rejoindre. Mais je restais là, prostré devant ma télé, fasciné par ces images où, après son discours longuement ovationné, je le vis porté en triomphe par une bande de garçons et de filles qui, en même temps, levaient le poing et chantaient L’Internationale. Je m’en voulais de ne pas me trouver parmi eux. Et je leur en voulais, à eux, qui me l’enlevaient, qui se l’appropriaient, sachant bien qu’il s’agissait d’un malentendu et que, une fois de plus, il serait pris en otage.
    Après cet ultime éclat, mon camarade, mon frère (car
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