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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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cigarette aux lèvres.
    – Salut !
    – Salut !
    – Salut !
    Un rire énorme détendait silencieusement dans l’ombre la
face d’El Chorro. Il désigna du geste les jeunes femmes, des ouvrières de la
manufacture voisine – et, par chance, voisine d’une caserne, – et la bizarre
machine dont Jurien vérifiait le mécanisme connu :
    –  Madre de Dios  ! Ces
coquines ont volé une mitrailleuse ! Quand je te disais, ajoutait-il plus
bas, qu’il ne nous faut plus qu’un homme !
    J’admirai la langue castillane qui, appelant l’homme hombre, me permettait d’entendre une ombre.
    Un taxi s’arrêtait, dans une étroite ruelle, devant une banale
vitrine : Café Valenciano. Deux messieurs en costume de voyage en
descendaient, porteurs de lourdes valises. Un jeune homme en casquette fumait
non loin de là. Le chauffeur démarrait lentement.
    Quelques instants plus tard, la porte du petit café livrait
passage à quatre ouvriers : espadrilles, casquettes, coutil.
    – Comment va, Vincent ? demandait l’un au patron
accoudé à son comptoir.
    – Bien, passez.
    Ils passaient alors un à un, chacun à son tour, dans l’arrière-salle.
Andrés, un bloc-notes à la main, les accueillait.
    – L’usine San Luis, disait le premier. Vingt-sept. Puis la Canadiense : dix-huit.
    – Très bien.
    – L’homme de l’usine San Luis, se retournait vers la
salle du café et appelait :
    – Gregorio !
    Gregorio entrait. Dans l’angle de la pièce, sous la fenêtre
aux rideaux de mousseline, José Miro, droit et souple, avec une face tranchante
barrée de sourcils noirs et des yeux métalliques, ouvrait brusquement une
valise posée sur une table et pleine du reflet bleuté de sombres métaux. La
main pâle de José plongeait dans cette masse débordante d’acier noir et en
ramenait un browning. Il comptait trois chargeurs.
    – Prends.
    Gregorio prenait sur le bord de la table l’arme et les
chargeurs. L’émotion le pinçait au diaphragme. Il ne savait que dire.
    –  Gracias, murmurait-il enfin (merci).
    Andrés, José, l’homme de la San Luis le regardaient
attentivement. Mais déjà un autre était appelé :
    – Benavente !
    José Miro approchait parfois son visage de celui d’un jeune
homme et disait :
    – Chaque balle appartient à la Confédération.
    Il manquait un homme de la Canadiense. Andrés et Miro
se regardèrent. Le chef d’équipe, soudain troublé, fouillait dans sa mémoire.
    – Dix-huit, avais-tu dit.
    – Si, si. Dix-huit.
    Un n’était pas venu. Un s’était perdu en chemin. La rue, pourtant,
demeurait sûre, le patron l’attestait. Mais une arme inutile, au fond d’une
valise vide, allumait de son reflet bleuâtre l’inquiétude dans trois cerveaux. L’ombre
encore diaphane d’une perfidie planait déjà.
    – Parbleu ! s’écriait l’équipier de la Canadiense. Quiroja n’est pas venu : sa femme accouche.
    – Tu lui remettras ça, dit Miro, pour le baptême.
    La valise vide claqua. L’ombre diaphane s’était évanouie. Le
patron apportait en souriant des porros [5] de verre pleins d’un épais vin rouge presque noir.
    Des ouvriers s’en allaient à travers la ville éblouissante
vers leurs demeures des quartiers pauvres, le pas assoupli, les épaules
redressées par un nouveau sentiment de force. Leurs mains ne se lassaient pas
de caresser l’acier noir des armes, – et des effluves de force fière passaient de
cet acier dans les bras musclés, les nuques et ces régions du crâne où se
concentre, par une chimie mystérieuse, cette ardeur essentielle de vivre que
nous appelons la volonté. L’homme qui porte une arme, surtout s’il fut longtemps
désarmé et si c’est dans la ville moderne où la possession de l’arme, secrète
et dangereuse, revêt une signification toujours proche du tragique, se sent
grandi par le double sentiment du danger qu’il porte et du danger qu’il court. L’arme,
lui restituant un droit primitif, le met hors la loi écrite. (La loi des autres.)
Dans la foule affairée des grandes artères, ces ouvriers, dégradés depuis
toujours par le contraste de leurs vieux complets avachis ou de leurs
salopettes avec les vêtements bourgeois, longeant les restaurants riches où ils
n’entraient jamais, les cafés luxueux d’où s’échappaient des bouffées de
musique, les vitrines, écrins prodigieux remplis d’objets tellement
inaccessibles qu’ils n’excitaient même pas de tentations : cuirs, soies,
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