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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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gouvernement de demain, disait
le señor Domenico, les paumes ouvertes.
    Ils parlèrent une heure, usant parfois de détours et de
circonlocutions, s’interrompant avec à propos pour allumer un cigare (le señor
Domenico leur fit la surprise d’ouvrir un petit coffre-fort, dissimulé sous une
tenture, pour en tirer, avec un glorieux sourire, ses plus précieux havanes). Une
carte fut dépliée aux pieds d’Aphrodite ; l’ancien débardeur y esquissa du
pouce un large demi-cercle autour de la cité. Une lourde enveloppe portant dans
l’angle un nombre en quatre chiffres s’engouffra dans la poche du visiteur en
veston gris. On supputa des dates.
    Le señor Domenico reconduisit lui-même ses hôtes. L’autre
personnage n’avait guère bougé de son fauteuil. À cinquante-six ans, don Ramon Valls
disait, non sans fierté :
    – J’ai débuté à vingt-trois ans avec deux cent mille
pesetas ; je vaux mes deux petits millions, à présent. All right ! À
soixante ans j’aurai doublé ce capital.
    Il exportait des huiles de Tortosa, du bois de Galice, du
minerai des Asturies, des livres de Madrid. Un américanisme modéré se combinait
en lui à une bonhomie d’ancien armateur qui ne dédaignait pas le souper fin en
affaires, quitte à porter innocemment, avec une cordialité admirablement feinte,
à l’heure des anecdotes salées, les coups les plus perfides à son partenaire. Ce
« vieux goinfre » comme l’appelaient cruellement de jeunes
businessmen qu’il roulait en leur laissant la satisfaction de se croire
beaucoup plus intelligents que lui, ramassait ainsi sur les tapis des fumoirs
et des cabinets particuliers 30% de ses bénéfices les plus raisonnables en
apparence. Son fort était de juger les hommes et de traiter une affaire de cuivres
moins selon les prévisions du marché que selon le tempérament de l’acquéreur
probable. – Seul, il écarquilla les sourcils, ce qui était chez lui le signe d’une
grande perplexité, ses yeux devenaient alors ceux d’un bon gros chien mélancolique.
Le contact d’hommes qui ne ressemblaient à aucun de ceux qu’il connaissait le
laissait mécontent de lui-même. « Têtes de faits-divers. » Pourtant
cette assurance, cette lucidité, cette poigne dans un dessein plus grand, en
somme, que des affaires fructueuses à millions ?… Au retour du député, l’exportateur
mâchonna :
    – Redoutables alliés. Valent-ils sûrement mieux que nos
ennemis ?
    – Don Ramon, ce sont ces gens-là qui font les
révolutions. Les faubourgs abattent la besogne, les parlements l’achèvent.
    – … en achevant les faubourgs, dit don Ramon de la voix
incolore dont il parlait des affaires douteuses.
    Les deux visiteurs s’en allaient, insolites dans la rue
bordée de demeures cossues.
    – Marcheront-ils ? demandait brusquement José.
    L’ancien débardeur secoua encore l’invisible fardeau pesant
sur ses épaules.
    – Ils ont besoin de nous.
    – S’ils marchent, Dario, tant pis pour eux.
    – Ne dis pas ça, garçon. Il y a des choses que ces
renards-là entendent à distance, à travers les plus épaisses murailles. Ils ont
l’ouïe faite comme ça.
    – Et s’ils ne marchent pas, continuait José, tant pis
pour eux !
    – Et tant pis pour nous. (Dario sifflota.) Garçon, je
crois que cette fois nous sommes sérieusement filés.
    Ils l’étaient. Deux messieurs coiffés de panama, la canne à
la main, descendaient résolument la rue à vingt pas derrière eux.
    Dario réprima un malaise. Comme les rues se rétrécissent à
ces instants-là ! L’argent du Comité alourdissait son veston. Par bonheur,
une auto se présenta. Il y bondit. José Miro pivota sur ses talons au bord du
trottoir, dur et droit comme un mannequin d’acier.
    Les mouchards arrivaient sur lui, gagnés à leur tour par
un étrange malaise. Ils ralentirent le pas. À la hauteur de Miro qui les
dévisageait durement, ils parlèrent très fort d’une Conchita, en regardant
ailleurs. Miro les suivit. Les chasseurs se sentirent chassés. On avait, ce
jour-là, trouvé au centre de la ville, à cent mètres du café espagnol, un
indicateur, la tête trouée de part en part. De vilains frissons leur
hérissaient la nuque quand le pas mesuré de Miro semblait rejoindre le leur. Miro
nous raconta le soir cette poursuite, avec des rires de gamin espiègle.
    – À la fin, je t’assure qu’ils avaient envie de prendre
les jambes à leur cou. Ils se retournaient tous les
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