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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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cinq mètres. Je faisais une
gueule terrible, pour ne pas pouffer, tu saisis. L’un entre chez un marchand de
tabac. L’autre s’arrête à la devanture. Moi aussi. Nous nous guignons du coin
de l’œil. Il s’enhardit : « Monsieur… – Quoi ? – Monsieur, faut
pas nous en vouloir… (Ah, cette tête à gifles de chien battu ! Vrai, je ne
lui en voulais plus.) C’est un sale métier que le nôtre. Mais j’ai trois
enfants. Trois filles, monsieur. Maria, Concha, Luisa (il m’a dit les noms et
je les ai retenus, c’est ça le plus fort), sept, huit, neuf ans. Et une balle
dans la cuisse, monsieur, rapportée du Riff. Et pas de métier. Mais je suis
sympathisant (il a dit « sympathisant » !), croyez-moi. Et si
vos affaires tournent bien, retenez mon nom, vous avez un ami à la 2 e brigade : Jacinto Palomas, Pa-lo-mas. Dites-le au señor Dario, que nous
estimons tous, car c’est un orateur re-mar-qua-ble ! »

6. Dario.
    La journée de Dario commençait à six heures, comme celle des
usines les plus matinales. Son café avalé en plein vent, devant un de ces
éventaires installés au coin des rues où les ouvriers se restauraient à la hâte,
il surgissait, à l’heure où les mouchards secouent leur paresse, dans une
petite imprimerie aux carreaux fraîchement lavés, envoyait une tape cordiale
sur les fesses de l’apprenti qui balayait et se penchait entre deux piles d’affiches
portant des acrobates jaunes et bleus suspendus à des trapèzes blancs (THE
LAURENCE BROTHERS INIMITABLE EXCENTRIC, en lettres éblouissantes chevauchant le
papier) et un énorme visage de femme mi-jaune, mi-violet : GRACIOSA LA
MISTERIOSA. Plus basses, nichées entre ces placards, des piles de petits
rectangles jaunes recouverts de texte serré attiraient la main de Dario. Et il
lisait, un peu de côté, l’œil malicieux, voyant une foule de choses à travers
ce pauvre papier jaune. « Soldats ! Frères ! » Que d’art il
avait fallu pour rédiger cet appel en termes émouvants et classiques, y insérer
les mots qui parlent à l’imagination, « barricades » et « crosse
en l’air », y nommer le grand fusillé de 1909, y rappeler la campagne du
Maroc, sans exaspérer les bourgeois prudents de la ligue régionaliste, sans
mécontenter les camarades de la Confédération, sans s’attirer le veto des
anarchistes. « Fils du peuple soyez avec le peuple ! Pour la justice
et la liberté ! Pour le pain des travailleurs ! » Chacun
mettrait dans certains de ces mots passe-partout ce qu’il voudrait.
    À midi, un strident coup de sifflet rassemblait tout à coup
près d’une usine de Sans, dans un quartier de gargotes ouvrières, une foule en bourgerons
bleus. Dario, juché sur une chaise, souriait envoyant courir, à l’autre bout de
la place, un agent de police affolé que des gamins poursuivaient à coups de
pierre. « Cours, mon vieux, cours, tu n’as pas fini de courir ! »
Dario commençait ainsi sa harangue au milieu d’un rire croulant, la force et la
confiance déjà éveillées chez les trois cents hommes qui s’aggloméraient autour
de lui, l’entourant d’une odeur de sueur mâle, d’huile de machines, de
poussières métalliques et de goudron. Dario trouvait les mots justes qui
portaient droit dans ces crânes. Une bouche ouverte, un front moite, un regard
exalté lui révélaient la portée de sa parole et le récompensaient. Les morts du
Maroc, les morts de la guerre, les villes détruites, les fortunes ramassées « dans
le sang, la merde et la boue », les drapeaux rouges triomphants en Russie,
la famine envahissant l’Europe, les jésuites, le roi dégénéré… «  el rey cretino , avec sa gueule oblique en tirelire et son
menton dévissé » (des rires allaient fuser, détendre cette foule tendue, mais
la voix du tribun remontait d’un octave, ressaisissant, comme un athlète opère
un rétablissement à la barre, deux cents âmes suspendues au bord du rire et les
courbant violemment toutes, sous un souffle terrible), « le roi misérable
qui nous a fusillé Ferrer »… Alors, sur cette juste haine chauffée, Dario
jetait froidement pour la tremper des chiffres et des mots précis. Huit heures
de travail. Minimum de salaire. Les 15 %, Moratoires des loyers. Réduction
des loyers. Abrogation des sanctions administratives. Chacun, ramené à soi, mesurait
sa peine quotidienne et son indigence à la précision réaliste des
revendications. C’était le moment
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