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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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point de réponse.
    – Tous les vieux poisons de Paris coulent dans tes
veines, mon vieux. Bonsoir.
    La Seine emporte parfois, sous de clairs ciels gris, à la
surface de ses eaux d’un vert sale et doux, des moires d’une étrange richesse, opalines,
nacrées, violettes, arc-en-ciel, mais qui l’empoisonnent. Je connaissais mieux
que personne, pour les avoir vus tuer des hommes forts entre les forts, certains
poisons impondérables, produits synthétiques des pourritures bourgeoises, de l’amour
de la vie, des jeux de l’intelligence et de l’énergie, de la révolte et de la
misère. Joyeux faux-monnayeurs portant la « marchandise » (« le
chocolat ») emballée dans la poche gauche du pantalon, et la main droite
négligemment posée sur le browning, vous n’eussiez certes pas consenti à vous
battre pour le Comité Obrero [4] . Mais acculés à l’impasse du bagne, vous vous faisiez tuer vaillamment par
des flics. Cette fin vous attendait après des luttes sordides, après des
angoisses innombrables devant l’épicier dont le regard dédore la fausse pièce, après
des meurtres inavouables dans les banlieues, après les « vacheries »
qu’on se faisait les uns aux autres, hommes libres, en dehors, fiers de n’être « ni
maîtres, ni esclaves », de vivre selon la raison dans la haute lumière
froide de l’« égoïsme conscient »… Les autos grises emportaient vers
la guillotine les équipes de rebelles nés pour l’exploit ; cinq mille
francs cousus dans la doublure du pantalon, trois chargeurs, – vingt et une
balles joliment nettes et pointues – et « nous ne sommes plus dupes de
rien » – « nous ne croyons plus à rien », – « nous
conquérons notre vie ». Mais un copain qui ne croyait en rien, lui non
plus, trouvait plus commode encore de ramasser son argent dans votre sang et
vous vendait, donnant donnant, à des policiers gras.
    Non, j’aimais mieux les vérités tout autres d’El Chorro, d’Eusebio
et de quelques milliers de camarades qui, à toute heure, traversaient
maintenant, allant à des tâches dissimulées, les fourmilières de la ville.
    – Amène-toi, me dit le Mexicain, par une fin d’après-midi
rougeoyante, tu vas bien rire.
    Un rire imperceptible tiraillait les muscles de sa face
massive au menton carré. Nous traversâmes dans un poudroiement d’argile rouge
le faubourg de Gracia – maisons blanches ou rouges, portes entrouvertes sur des
pénombres bleues singulièrement fraîches. Personne. Au milieu d’un marché
torride et désert, le susurrement d’une fontaine se mêlait à une monotone voix
de femme : « a-a-a-a-i-o… » Dans un étroit triangle d’ombre, une
jeune gitane accroupie berçait son enfant. Sol rouge, vibrant de chaleur, vol
sourd d’étincelantes mouches vertes autour de la jeune femme accroupie, chair
cuivrée d’un sein mûr, et ce ciel pesant où se déployaient, invisibles, d’immenses
vagues de feu.
    La charité de l’ombre nous rendit la parole. Nous
gravissions une hauteur.
    Ce qui est bon, dit El Chorro, c’est de se réveiller de
grand matin dans la Sierra, avec les oiseaux. Les vallées sont encore mauves, la
nuit s’est sauvée à travers la forêt. On reconnaît le chant des oiseaux. On entend
passer les bêtes qui vont boire, la rosée saupoudre les feuilles de diamants, le
soleil se montre et chauffe sans brûler…
    – Prendrons-nous la ville, El Chorro ?
    –  No sé ! cono  ! (Je
n’en sais rien ! – et un très gros juron). Faudrait un homme, un vrai. Cinq
mille hommes, dix mille hommes sans un homme, c’est la défaite. Un qui se fasse
suivre, obéir, un qu’on aime. Un chef, et je te dirai : Oui.
    Nous arrivions.
    – Tu vas rire ! criait encore El Chorro.
    Il me guida vers une masure croulante adossée à la roche
même au liane d’une hauteur. Nous n’avions d’autre horizon qu’un potager, en contrebas.
Mon compagnon se frappa joyeusement la cuisse et, la porte branlante poussée, nous
entrâmes. Une jeune femme assise devant une seconde porte se leva à notre
rencontre. Par un trou du toit, un large rai de soleil orangé tombait sur ses
maigres épaules brunes. Elle sourit. Nous passâmes à travers ce rayon d’or
rouge, ce sourire, l’ombre, une autre porte branlante…
    Je distinguai mal, tout d’abord, quelques silhouettes
accroupies couchées autour d’une bizarre petite machine trapue. Des ouvrières. Je
reconnus ensuite Jurien, accoudé sur le sol la
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