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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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sais, Ruso, à notre tour ! Nous allons
gagner, nous aussi, une autre bataille, Tu vas voir, amigo mío . Tu vas voir !
    Il ne voulut rien dire de plus : sans doute ne
savait-il rien de plus. Ce n’était encore que rumeur confuse, apprêt
indéterminé, dans les usines et les ateliers. Porfirio sortit, avec brusquerie,
une miche de pain de sa poche et y donna de biais un vigoureux coup de crocs. Trop
pauvre, il ne déjeunait pas au restaurant. Il cassait sa croûte dans la rue
avant de faire sur un banc du parc voisin un somme réparateur de vingt minutes.
    Je continuai mon chemin d’un pas allègre, le cœur battant. J’entrai
au petit restaurant Ventura (où nous déjeunions, quelques copains, sous l’œil
cordial et finaud d’un gros patron libertaire qui avait fait autrefois cinq ans
de presidio), dépouillé d’un sourd remords, éveillé moi aussi à une vaste
espérance. Guetteurs, guetteurs ! Nous ferons, dans cette ville, notre
tâche et meilleure que la vôtre !

3. Lejeune.
    À partir de ces jours, nous regardâmes la ville avec d’autres
yeux.
    Rien n’y changeait en apparence : mais la force
ouvrière y montait comme un sang neuf dans les artères d’un vieil organisme. Il
fallait des yeux avertis pour en discerner la vibration dans les visages, les
gestes, les voix, les pas. Le ton des voix avait perdu quelque chose de sa
cadence coutumière : des éclats inattendus succédaient à des murmures dans
les groupes du café Espagnol. – Ce vaste hall, prolongé à l’infini par les
miroirs encadrés de dorures massives, se fondait par ses terrasses, où les voix
faisaient une rumeur de brise dans les feuillages, avec le boulevard le plus
électrisé des petits théâtres, des cafés-concerts, des maisons de danses des
grands cafés ouvriers. Des ruelles couvertes d’une poussière rougeâtre
montaient vers la citadelle ; d’autres uniformément grises, humides et
fraîches, d’une bizarre fraîcheur de maladie, étaient inondées d’électricité au
bout de corridors noirs, où s’accouplaient indéfiniment d’heure en heure, depuis
des années, des femmes lasses et des mâles avides.
    Le café, à toutes heures bondé, avait des rangs de tables à
peu près réservés. Les libertaires occupaient une partie de la terrasse et un
double rang de tables à l’intérieur sous les miroirs éblouissants. Les
mouchards, reconnaissables à leurs allures de faux ouvriers, de faux employés
désœuvrés, à leurs mains lourdes, paresseuses et suspectes, faites pour manier
les dominos, tenir les menottes, assommer sans bruit, les mouchards, oreilles
tendues et yeux fureteurs, formaient non loin de là, autour d’une table ronde, un
cercle connu, (c’était une vieille plaisanterie, recommencée à des intervalles
de quelques semaines, que feindre de s’attabler en groupe pour la soirée
entière et leur faire servir par le garçon, – un copain – un café brûlant. À
peine le breuvage fumait-il dans leurs verres que nos rafraîchissements avalés
d’un trait, nous sortions à pas pressés. El Chorro, demeuré seul, jubilait
doucement devant les mines déconfites de ces « fils de chienne galeuse »,
obligés de perdre leur consommation ou de lâcher leurs « clients ».) Le
coin des individualistes était plein d’étrangers. S’il arrivait qu’un monsieur
trop élégant, de lourde encolure, un de ces gentlemen des bars nocturnes qui
font la traite des blanches, se fourvoyât parmi nous, l’attention insolite des
mouchards et la sévérité indifférente des ouvriers le chassaient promptement ;
et il ne recouvrait son assurance que sur la terrasse, à la vue des jeunes Françaises
qui suçaient, à travers de longues pailles, des orangeades. Un orchestre
mécanique remplissait le hall d’airs d’opéras ou de romances. On pouvait dans
ce fracas de cuivres mécanisés, discuter entre soi sans trop craindre l’ouïe
des mouchards.
    … Nous étions cinq là, une fin d’après-midi. Eusebio, le
plâtrier à belle tête régulière de légionnaire romain, la moustache batailleuse,
les yeux grands, doux, bruns, lumineux, primitifs, accoutumés aux couleurs – et
non certes aux nuances – ; Andrés, rédacteur à la feuille de la Confédération, maigre
Argentin basané aux traits durs découpés en angles droits, pointu de menton, pointu
de regard et qui tenait entre ses lèvres violettes une cigarette pointue ;
Lolita, qui était la femme d’Eusebio et d’un autre, mince
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