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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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ouvrière pâle, cheveux
si noirs qu’ils en paraissaient bleutés, orbites profondes recélant un regard
sans lueur – comme une caresse indifférente – , narines transparentes, double
pli ramassé des lèvres d’un rouge de grenade entrouverte ; Henrich Zilz, la
cravate bien ajustée, le teint légèrement avivé car Lolita lui plaisait, fumait
en souriant.
    Eusebio se pencha vers nous sur la table de marbre blanc :
ses mains mates et musclées s’ouvrirent, ses yeux luirent. Il dit :
    – Combien d’entre nous tomberont demain ! Combien !
Mais peu importe ! peu importe !
    Il répétait deux fois les mêmes mots n’en ayant point d’autres.
Les articulations de ses doigts craquèrent. Quels mots trouver pour dire la
force, la joie, l’ardeur, la foi ?
    Andrés dit, remuant à peine les lèvres :
    – Ceux de Manresa promettent des grenades. Sans, Tarrasa,
Granollers sont prêtes. Les copains de Tarrasa ont déjà cent quarante brownings.
Le Comité négocie avec une junte de l’infanterie. Mais quels lâches, les
républicains !
    Vous tenez donc vraiment à vous faire zigouiller ? demanda
tout à coup Zilz en rallumant une cigarette.
    – Quoi ? quoi ? fit Eusebio. Quoi ?
    Il avait bien entendu, mais l’idée hostile se frayait
lentement un chemin dans son cerveau.
    – Je dis, reprit Zilz, que je ne marche pas. Aucune
république, même du travail, ne vaut ma peau.
    Un lourd silence tomba sur nous. Puis Lolita se leva d’un
mouvement droit. Sa bouche, grenade saignante, s’amincissait. Ses yeux n’étaient
plus que deux taches d’ombre sous l’ivoire horizontal du front.
    – Allons-nous en !
    J’entendis remuer à quelques pas les chaises des mouchards.
    – Au revoir, dit Zilz, je reste.
    Nous sortîmes. Lolita allait vite, dans la foule, nous
précédant, muette, la tête haute, avec un front buté d’insurgée.
    Andrés répondit à nos pensées :
    – Le poison individualiste. Ces hommes-là, vois-tu, ne
sont plus capables de se faire tuer que pour de l’argent.
    Lejeune s’habillait de drap anglais, portait du linge de
soie et des feutres Mitchell, noirs ou gris selon le temps. L’allure d’un homme
d’affaires posé, habitué des bons restaurants. Épais de visage, de taille et d’épaules,
grisonnant aux tempes, grisonnant de la moustache drue, il avait aussi des yeux
gris décolorés, comme usés, – mais vifs, jamais las. Leur rayon sans flamme ni
couleur étudiait attentivement, avec discrétion, tous les visages d’un groupe, toutes
les silhouettes avoisinantes dans une foule. Lejeune s’asseyait dans les cafés
de manière à bénéficier de la perfidie des miroirs, tout en n’offrant lui-même
à la vue qu’une nuque bien rasée. Il préférait les établissements à deux issues
et, là, certains angles où l’on pouvait disparaître à peu près, bien adossé, derrière
un journal déplié. Son nom insignifiant n’était connu que d’un petit nombre d’entre
nous. Son passé n’était connu de personne. Des camarades se souvenaient de l’avoir
appelé Levieux à Paris et à Londres une quinzaine d’années auparavant. Puis il
disparaissait. Avait-il été lié avec le légendaire Jacob [2] d’Amiens ? Faux-monnayeur ?
Forçat pendant huit ans ? On le disait ; lui, ne disait rien. Courtier
d’assurances (pour la frime, sans doute), propriétaire d’un cirque forain, négociant
en « articles de Paris », il vivait largement. Ses rares invités
admiraient dans sa garçonnière un diplôme de bienfaiteur de la Croix-Rouge
signé de la reine. (« Est-ce bath ! Ça en bouche un coin aux
visiteurs sérieux ! Ça m’a coûté 300 pesetas ; ça m’en a rapporté 500
par l’organisation d’une loterie. Et si les blessés au Maroc sont volés, c’est
par ces dames ! ») Nous l’avions rencontré, un temps, dans les cafés,
suivi d’un incroyable petit Andalou sans âge, olivâtre et squelettique, vêtu
comme un lad en détresse : « Mon secrétaire, disait Lejeune. (Une
pause.) Ne sait ni lire ni écrire mais soigne admirablement les chevaux. »
– Plutôt jovial, sans vulgarité réelle, il lisait de bons livres.
    Nous sortîmes ensemble du Liceo : la féerie des ballets
russes ne détonnait point dans celle des nuits de cette ville ; nous
quittâmes dans un paseo [3] bleu, dominant de loin les brasiers du centre et le bleu intense du port (et
suspendu quelque part entre le ciel et mer, le mince éclair rectiligne,
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