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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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dont elle
avait oublié le nom et dont les arbres lui étaient inconnus.
    Ellene savait pas depuis combien de temps elle était
arrivée là ni comment il se pouvait que la lumière du soleil
qui traversait difficilement le plastique bleu dévoile à son
regard ses bras et ses jambes et ses pieds si lointains et si
maigres alors qu’elle se sentait peser si massivement sur la
terre, dans laquelle il lui semblait, dès qu’elle fermait les
yeux, s’enfoncer sous l’effet de son poids.
    Et elle, Khady Demba, qui n’avait honte de rien, mourait de honte à se voir ainsi, énorme, encombrante, inamovible.
    Une main moite, à l’odeur puissante, lui soulevait la tête
et tentait d’introduire quelque chose dans sa bouche.
    Elle voulait s’en défendre car l’odeur de cette chose
comme celle de la main la dégoûtaient, mais elle avait si
peu de force que ses lèvres s’entrouvraient malgré elle et
qu’elle laissait descendre jusque dans son ventre une sorte
de pâte gluante et fade.
    Elle avait tout le temps froid, d’un froid profond et terrible dont ne pouvait la soulager ni le tissu dont elle était
couverte ni la chaleur des mains qui, parfois, la massaient.
    Et alors qu’elle espérait trouver dans la terre qui
s’ouvrait et se creusait sous la poussée de son corps gigantesque la chaleur qui, songeait-elle, aurait suffi à la remettre sur pied, elle ne rencontrait dès qu’elle fermait les yeux
qu’un froid plus grand encore, contre lequel ne pouvait
rien le soleil bleuâtre qui filtrait à travers le plastique ni
même l’air humide, confiné, chaud sans doute, puisqu’elle
se sentait transpirer abondamment, de la tente sous les
arbres.
    Oh, certes, elle avait froid et mal dans chaque parcelle
de son corps, mais elle réfléchissait avec une telle intensitéqu’elle pouvait oublier le froid et la douleur, de sorte
que lorsqu’elle revoyait les visages de sa grand-mère et
de son mari, deux êtres qui s’étaient montrés bons pour
elle et l’avaient confortée dans l’idée que sa vie, sa personne n’avaient pas moins de sens ni de prix que les leurs,
et qu’elle se demandait si l’enfant qu’elle avait tant souhaité d’avoir aurait pu l’empêcher de tomber dans une telle
misère de situation, ce n’était là que pensées et non regrets
car aussi bien elle ne déplorait pas son état présent, ne
désirait à celui-ci substituer nul autre et se trouvait même
d’une certaine façon ravie, non de souffrir mais de sa seule
condition d’être humain traversant aussi bravement que
possible des périls de toute nature.
    Elle se rétablit.
    Elle put s’asseoir, elle put boire et manger normalement.
    Un homme et une femme qui semblaient vivre ensemble
sous la tente lui donnaient un peu de pain ou de la bouillie
de blé qu’ils faisaient cuire à l’extérieur, sur un feu de bois,
dans une vieille casserole sans manche.
    Khady se rappelait qu’elle avait voyagé à leurs côtés
dans le camion.
    Ils étaient tous deux taciturnes et Khady n’avait de langue en commun avec eux qu’un anglais dérisoire, mais elle
finit par comprendre qu’ils essayaient depuis des années
de passer en Europe où l’homme avait réussi à vivre quelque temps, autrefois, avant d’en être expulsé.
    Chacun avait des enfants quelque part, qu’il n’avait pas
vus depuis longtemps.
    La tente faisait partie d’un vaste campement de cabanes ou de bâches soutenues par des pieux, et des hommes
enhaillons se déplaçaient entre les arbres, transportant des
bidons ou des branchages.
    Khady s’était aperçue qu’elle n’avait plus rien, ni ballot
ni passeport ni argent.
    L’homme et la femme passaient leurs journées à fabriquer des échelles, chacun la sienne, et Khady fut quelque
temps à les observer et à comprendre la façon dont ils procédaient, puis elle se mit en quête de branches et travailla
à son tour à construire une échelle, recherchant méthodiquement dans ses souvenirs celui du récit que lui avait fait
un garçon sans prénom ni visage de son ascension manquée d’un grillage séparant l’Afrique de l’Europe et interrogeant de sa nouvelle voix brusque et rauque l’homme
et la femme, et l’un ou l’autre lui répondait de quelques
mots qu’elle ne connaissait pas toujours mais qui, reliés
à ceux qu’elle avait appris ou sommairement traduits
par un dessin dans la terre, finirent par représenter assez
bien ce que le
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