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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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ce temps de souffrance aurait une fin et qu’elle
n’en serait certainement pas récompensée (elle ne pouvait
penser qu’on lui devait quoi que ce fût pour avoir souffert)
mais qu’elle passerait simplement à autre chose qu’elle
ignorait encore mais qu’elle avait la curiosité de connaître.
    Quant à l’enchaînement des situations qui les avait amenés là, elle et Lamine, elle l’avait en tête précisément et
s’efforçait, calmement, froidement, de le comprendre.
    Après une journée et une nuit de route, le camion s’était
arrêté à une frontière.
    Tous les voyageurs étaient descendus, s’étaient rangés
en file et avaient présenté leur passeport à des militaires
quicriaient un mot, un seul, que Khady avait compris bien
qu’il ne fût pas de sa langue.
    Argent.
    À ceux qui levaient leurs mains, paumes en l’air, pour
signifier qu’ils n’avaient rien ou qui sortaient trop peu de
leur poche, ils assenaient de tels coups de matraque que
certains tombaient à terre où ils demeuraient, inconscients,
parfois rossés encore par un soldat que ses efforts pour
cogner, le travail que cela lui demandait, semblaient étourdir de fureur.
    Khady s’était mise à trembler de toute sa chair.
    Lamine, debout près d’elle, lui avait pressé la main.
    Elle pouvait voir la mâchoire du garçon tressauter
comme si ses dents claquaient derrière ses lèvres serrées.
    Il avait tendu son passeport au militaire et quelques
billets roulés en montrant Khady, puis lui-même.
    L’homme avait pris les billets du bout des doigts, avec
mépris.
    Il les avait jetés à terre.
    Il avait lancé un ordre et un soldat avait frappé Lamine
dans le ventre.
    Plié en deux, le garçon était tombé à genoux, sans un
mot, sans un geignement.
    Le soldat avait sorti un couteau, soulevé l’un des pieds
de Lamine et d’un coup de lame avait fendu la semelle du
garçon.
    Il avait passé un doigt dans la fente, puis il avait fait de
même avec l’autre chaussure.
    Et quand Lamine, presque aussitôt, comme si le danger était plus grand de rester prostré que de faire face à
son ennemi, s’était remis debout, chancelant, ses genoux
osseuxcognant l’un contre l’autre, Khady avait pu voir
deux filets de sang couler de sous ses chaussures, aussitôt
bus par la poussière.
    Celui des militaires qui commandait aux autres s’était
alors approché d’elle.
    Khady avait tendu le passeport que Lamine avait fait
     faire pour elle.
    L’esprit limpide quoiqu’elle ne pût empêcher son corps
entier de grelotter, elle avait glissé la main dans la ceinture de son pagne, avait tiré la maigre liasse de billets qui,
serrée par l’élastique de sa culotte, détrempée de sueur,
ressemblait à un bout de chiffon verdâtre, l’avait posée
délicatement, respectueusement dans la main de l’homme
tout en collant son épaule à celle de Lamine pour bien
montrer qu’ils étaient ensemble.
    Cela faisait maintenant plusieurs semaines, elle ne savait
au juste combien, qu’ils étaient échoués dans cette ville du
désert, non pas celle où le soldat avait entaillé la plante
des pieds de Lamine mais une autre, plus éloignée de leur
point de départ, où les avait conduits le camion une fois
passé ce premier contrôle.
    Ceux des voyageurs qui avaient encore de l’argent,
qu’ils l’eussent dissimulé très habilement ou que, pour
d’obscures raisons, ils n’eussent pas été fouillés ni battus,
avaient pu continuer la route en payant une nouvelle fois le
chauffeur.
    Mais elle, Khady Demba, Lamine et quelques autres,
avaient dû s’arrêter là, dans cette ville envahie par le sable,
aux maisons basses couleur de sable, aux rues et aux jardins de sable.
    Affamés,épuisés, ils s’étaient allongés pour dormir
devant l’espèce de gare routière où les avait abandonnés
le camion.
    D’autres camions attendaient, prêts à repartir avec leur
chargement de passagers.
    Quand ils s’étaient réveillés à l’aube, tout engourdis de
froid, le sable les avait recouverts entièrement et le mollet de Khady lui causait une telle souffrance qu’il lui semblait, par flashes, que cela ne pouvait être réel, soit qu’elle
fût en train de se débattre dans le plus cruel cauchemar de
son existence, soit qu’elle fût déjà morte et dût comprendre que c’était cela, sa mort, une insoutenable et pourtant
durable, permanente douleur physique.
    Le tissu dont elle
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