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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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avait bandé son mollet plusieurs jours
auparavant s’était comme incrusté dans la plaie.
    Il était humide sous les grains de sable, imprégné d’un
suintement rougeâtre, nauséabond.
    Elle n’eut pas la force de l’enlever bien qu’elle sût
qu’elle aurait dû le faire — tout juste trouva-t-elle assez de
courage pour bouger doucement sa jambe raidie, parcourue de fourmillements.
    Elle finit par se lever, secoua le sable de ses cheveux, de
ses vêtements.
    Elle fit quelques pas en claudiquant.
    Des formes couvertes de sable remuaient sur le sol.
    Elle revint vers Lamine qui s’était assis et qui,
déchaussé, le visage inexpressif, regardait la plante de ses
pieds que le couteau du soldat avait fendue en même temps
que les semelles.
    Une croûte de sang séché traçait une ligne sombre sur la
peau racornie, fendillée.
    Ellesavait que le garçon avait mal mais qu’il ne le montrerait pas ni ne parlerait jamais de ses blessures, elle savait
aussi qu’à son regard interrogateur il ne répondrait que par
une expression volontairement morne qui masquerait son
humiliation (oh, comme il était humilié, comme elle en
était désolée pour lui et navrée de ne pouvoir à sa place
endosser l’humiliation, elle qui savait supporter cela, qui
en était profondément si peu affectée), car quelle explication convaincante pourrait-il lui donner sinon de cet échec,
en tout cas d’un tel ralentissement, si tôt survenu, de leur
périple, lui qui l’avait assurée tout connaître à présent des
obstacles et des dangers de la route ?
    Elle savait bien cela, elle le comprenait et l’acceptait
— cette mortification qui vidait son regard, le rendait, lui,
inaccessible, si différent du garçon intense et amical qu’il
avait été.
    Le comprenant, elle ne lui en tenait pas rigueur.
    Ce qu’elle ignorait à ce moment-là, ce qu’elle n’avait
pas encore les moyens d’envisager et qui se découvrirait
peu à peu à son entendement, c’est que le garçon était
grandement et doublement humilié, à la fois de ce qu’il
s’était passé la veille et, a priori, de quelque chose qui
n’était pas encore arrivé et dont l’esprit non pas naïf mais
inexpérimenté de Khady n’avait pas encore l’intuition
mais dont le garçon savait, lui, que cela arriverait, voilà
pourquoi, comprendrait Khady plus tard, il avait eu honte
devant elle, honte de savoir et qu’elle ne sût pas et honte
de la chose elle-même, voilà pourquoi toute la personne du
garçon s’était retirée loin d’elle, durcie dans l’épouvante et
ne voulant avoir, avec l’innocence de Khady, nulle affaire.
    Lui avait-il dit, par la suite, quoi que ce fût de précis ?
    Ellene s’en souviendrait pas exactement.
    Il lui semblerait cependant que non.
    Simplement ils avaient erré, boitant l’un et l’autre de
deux manières différentes (le garçon s’efforçant de ne
poser sur le sol que la tranche extérieure de ses pieds, elle,
Khady, évitant de prendre appui sur sa jambe malade et
avançant par sautillements irréguliers) par les rues accablées d’une chaleur sèche et poussiéreuse, sous le ciel jaunâtre, couleur de sable, scintillant.
    Les cheveux ras de Lamine, son visage et ses lèvres craquelées étaient encore couverts de sable.
    Hébétés, et pour échapper à l’espace sans ombre, ils
s’étaient réfugiés dans une gargote aux murs de terre, sans
fenêtre, où, dans la demi-obscurité, ils avaient mangé des
morceaux de chèvre grillés durs et filandreux et bu du
coca, sachant tous les deux qu’ils n’avaient plus même pour
payer cette austère nourriture le moindre argent et Lamine
se retranchant dans ce détachement âpre, déchirant à l’abri
duquel, seul avec son indignité, il pouvait, croyait-il peut-être, empêcher celle-ci de contaminer Khady, lui qui savait
ce qu’il adviendrait et elle, croyait-il peut-être, l’ignorant
encore — mais elle l’avait pressenti alors que, achevant de
mastiquer un dernier morceau de viande qu’elle fit passer
avec une dernière goulée de soda, et ses yeux croisant les
yeux hostiles, à demi clos, de la femme qui les avait servis,
qui, affalée sur une chaise dans le coin le plus obscur, les
scrutait, elle et le garçon, en respirant bruyamment, elle
s’était demandé comment ils allaient maintenant s’acquitter de ce qu’ils devaient et qu’à sa façon le regard appréciateur, inquisiteur,
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