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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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d’un air froid, avisé, très lointainement apitoyé.
    Elle finit son café avec une satisfaction un peu gâtée par
l’irruption de Khady, fit claquer sa langue sur son palais
puis, péniblement, se leva pour s’approcher de Khady, la
prendre dans ses bras et, maladroite, la bercer en lui promettant qu’elle ne la laisserait pas tomber.
    — Pas de risque, chuchota Khady, avec ce que je te rapporte.
    Elle songeait dans un profond accablement que tout était
à recommencer, que tout devrait être enduré de nouveau et
davantage encore car sa chair était affreusement meurtrie,
alors que la veille seulement elle avait calculé que deux ou
trois mois de travail leur suffiraient, à elle et au garçon,
pour continuer le voyage.
    Le garçon, oh, elle l’avait déjà oublié.
    Elle ne se rappellerait au bout de peu de temps ni son
prénom ni son visage et le souvenir qu’elle garderait de
cette trahison serait celui d’un coup du sort.
    Quand elle repenserait à cette époque, elle arrondirait
à une année le temps passé entre la gargote et la chambre
rosâtre mais elle savait que cela avait probablement duré
beaucoupplus et qu’elle s’était, elle aussi, ensablée dans la
ville désertique, comme la plupart des hommes qui venaient
la voir, qui erraient là depuis des années, ayant perdu le
compte exact, venus de pays divers où leur famille devait
les croire morts car ils n’osaient, honteux de leur situation,
donner de leurs nouvelles, et dont le regard flottant, apathique passait sur toute chose sans paraître rien voir.
    Il leur arrivait de rester allongés près de Khady, inertes
et impénétrables, et ils semblaient alors avoir oublié pour
quoi ils étaient venus ou le juger si dérisoire et exténuant
qu’ils préféraient finalement demeurer ainsi, ni endormis
ni véritablement vivants.
    Mois après mois Khady maigrissait.
    Elle avait de moins en moins de clients et passait une
bonne partie de ses journées dans la pénombre de la gargote.
    Et cependant son esprit était clair et vigilant et elle se
sentait encore parfois inondée d’une joie chaude quand,
seule dans la nuit, elle murmurait son nom et une fois de
plus le trouvait en convenance exacte avec elle-même.
    Mais elle maigrissait et s’affaiblissait et la blessure de
son mollet tardait à guérir.
    Il arriva pourtant un jour où son pécule lui parut suffisant pour qu’elle tentât de repartir.
    Pour la première fois depuis des mois elle sortit dans la
rue, claudiqua dans la fournaise, retrouva le parking d’où
partaient les camions.
    Elle revint chaque jour, obstinée, cherchant à comprendre avec qui elle devait se lier, parmi les hommes nombreux qui hantaient l’endroit, pour réussir à monter dans
l’un des camions.
    Etelle n’était plus surprise de l’écho âpre, combatif de
sa propre voix dure et asexuée qui questionnait avec les
quelques mots d’anglais qu’elle avait appris dans la gargote, non plus que ne la surprit le reflet, dans le rétroviseur
d’un camion, du visage hâve, gris, surmonté d’une étoupe
de cheveux roussâtres, du visage aux lèvres étrécies et à la
peau desséchée qui se trouvait donc être le sien maintenant
et qu’on n’aurait pu dire avec certitude, songea-t-elle, être
celui d’une femme, et de son corps squelettique on n’aurait
pu l’affirmer non plus et néanmoins elle restait Khady
Demba, unique et nécessaire au bon ordonnancement des
choses dans le monde bien qu’elle ressemblât maintenant
de plus en plus à ces êtres égarés, faméliques, aux gestes
lents qui vaguaient dans la ville, qu’elle leur ressemblât au
point de songer : Entre eux et moi, quelle différence essentielle ? après quoi elle riait intérieurement, ravie de s’être
fait à elle-même une bonne plaisanterie, et se disait : C’est
que je suis, moi, Khady Demba !
    Non, plus rien ne la surprenait, plus rien ne l’effrayait,
pas même cette immense fatigue qui l’assommait à toute
heure, lui rendant d’un coup si lourds ses membres grêles
qu’elle peinait à mettre un pied devant l’autre, à porter la
nourriture à sa bouche.
    À cela aussi elle s’était accoutumée.
    Elle considérait maintenant cet épuisement comme la
condition naturelle de son organisme.
    Des semaines plus tard, cet état de grande faiblesse l’empêcherait de quitter la tente de plastique et de feuillage sous
laquelle elle demeurait étendue, dans une forêt
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