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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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n’était pas effrayée ni humiliée de se voir assistée
par le garçon dans les gestes les plus simples et que ce
soutien qu’il lui apportait, ces deux mains qu’il avait entrecroisées afin qu’elle y posât le pied puis qu’il avait élevées
vigoureusement pour lui faire atteindre le haut du camion,
ne remettait nullement en cause l’idée qu’elle avait maintenant de sa propre indépendance, de son affranchissement
d’une quelconque volonté d’autrui la concernant, de même
qu’elle s’attachait à ne voir dans l’argent que Lamine donnait pour elle au chauffeur rien qui fût en rapport avec sa
propre responsabilité.
    Cela ne devait avoir, pour Khady Demba, aucune conséquence.
    S’il plaisait à Lamine de jouer un rôle crucial dans l’avènement de sa liberté, elle lui en avait de la gratitude — oui,
son affection pour le garçon était grande et sincère mais ne
la rendait comptable de rien.
    La tête lui tournait un peu.
    L’intense douleur, qui ne s’apaisait jamais à présent, se
mêlait à la joie, et c’était comme si cette dernière l’élançait
violemment elle aussi.
    Quand le camion s’ébranla, la secousse lui fit perdre
l’équilibre.
    Lamine la retint de justesse.
    — Tiens bon, tiens bon, lui cria-t-il à l’oreille, et elle
pouvait voir de près sa figure maigre et creuse rosie par la
lumière de l’aube, ses lèvres pâles, gercées qu’il humectait d’innombrables coups de langue, ses yeux un peu fous,
un peu hagards, pareils, songea-t-elle, à ceux qu’elle avait
vus un jour, sombres et affolés, d’un grand chien jaunâtre
quedes femmes du marché avaient acculé contre un mur et
auquel, armées de bâtons, elles s’apprêtaient à faire payer
le vol d’un poulet — pareils à ces yeux de chien emplis
d’une terreur innocente qui avaient croisé le regard de
Khady et avaient alors atteint son cœur refroidi, engourdi,
un instant l’avaient fait vibrer de sympathie et de honte.
    Était-ce pour elle que Lamine avait eu si grand-peur ?
    Elle s’écarta très légèrement de ce visage enflammé,
oh, elle en sentait la chaleur presque insupportable sur sa
peau.
    Cramponnée aux ficelles, elle regarda s’espacer puis
disparaître les dernières maisons le long de la route.
    Était-ce pour elle qu’il avait eu si grand-peur ?
    Elle devait se rappeler, sans amertume, avec une sèche
tristesse, les attentions que Lamine avait eues à son égard.
    Tout cela, elle se le rappellerait sans jamais penser néanmoins qu’il avait cherché à la tromper, et cette tristesse distante qu’elle éprouverait en resongeant à l’inquiétude qu’il
avait eue pour elle le concernerait lui bien plus qu’elle
— c’est la destinée du garçon qui l’affecterait jusqu’à tirer
de ses yeux deux larmes parcimonieuses et froides, tandis
qu’elle jugerait de son propre sort avec neutralité, presque détachement, comme si, elle, Khady Demba, n’ayant
jamais misé sur la vie la même somme d’espoir que
Lamine, n’avait pas lieu de se plaindre d’avoir tout perdu.
    Elle n’avait pas perdu grand-chose, penserait-elle — et
pensant également, avec cette impondérable fierté, cette
assurance discrète et inébranlable : Je suis moi, Khady
Demba, alors que, les muscles des cuisses endoloris, la
vulve gonflée et douloureuse et le vagin brûlant, irrité, elle
serelèverait maintes fois par jour de l’espèce de matelas,
morceau de mousse grisâtre et puant qui serait pour de si
longs mois son lieu de travail.
    Elle n’avait pas perdu grand-chose, penserait-elle.
    Car jamais, au plus fort de l’affliction et de l’épuisement, elle ne regretterait la période de sa vie où son esprit
divaguait dans l’espace restreint, brumeux, protecteur et
annihilant des songes immobiles, au temps où elle vivait
dans sa belle-famille.
    Elle ne regretterait pas davantage l’époque de son
mariage, quand chaque pensée n’était faite que de l’attente
d’une grossesse.
    Au vrai, elle ne regretterait rien, immergée tout entière
dans la réalité d’un présent atroce mais qu’elle pouvait se
représenter avec clarté, auquel elle appliquait une réflexion
pleine à la fois de pragmatisme et d’orgueil (elle n’éprouverait jamais de vaine honte, elle n’oublierait jamais la valeur
de l’être humain qu’elle était, Khady Demba, honnête et
vaillante) et que, surtout, elle imaginait transitoire, persuadée que
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