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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes
Autoren: Marie NDiaye
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garçon lui avait expliqué, et ils lançaient
vers elle des bouts de la ficelle qu’ils utilisaient pour fixer
chaque barreau aux montants de l’échelle, avec réticence,
contrariété, comme si, songeait Khady calmement, l’ayant
dépouillée de toutes ses possessions ainsi qu’elle pensait
qu’ils l’avaient fait, ils ne pouvaient se retenir de l’aider
malgré le déplaisir qu’ils en éprouvaient.
    Elle sortit de la forêt avec la femme, elles longèrent une
route bitumée jusqu’aux portes d’une ville.
    Elle boitait fortement et son mollet abîmé se voyait sous
le bord de son vieux pagne.
    Elles mendièrent dans les rues.
    Khady tendit la main comme cette femme le faisait.
    Des gens leur lancèrent dans une langue incompréhensiblece qui devait être des insultes et certains crachèrent à
leurs pieds, d’autres leur donnèrent du pain.
    Khady mordit dans le pain avec violence tant elle avait
     faim.
    Ses mains tremblaient.
    Elle laissa sur le pain des traces sanglantes, ses gencives
     saignaient.
    Mais son cœur battait lentement, paisiblement et elle-même se sentait ainsi, lente, paisible, hors d’atteinte, à
l’abri de son inaltérable humanité.
    Peu après l’aube des cris, des aboiements, des bruits de
course retentirent dans le camp.
    Des militaires détruisaient les cabanes, arrachaient les
bâches, dispersaient les pierres des foyers.
    L’un d’eux s’empara de Khady, lui arracha son pagne.
    Elle le vit hésiter et comprit qu’il était rebuté par l’aspect de son corps, par sa maigreur, par les taches noirâtres
qui parsemaient sa peau.
    Il la frappa au visage et la jeta à terre, la bouche plissée
de colère, de dégoût.
    Plus tard, beaucoup plus tard, des semaines et des mois
peut-être, alors que chaque nuit devenait plus froide que la
précédente et que le soleil semblait chaque jour plus bas et
plus pâle dans la forêt, les hommes qui s’étaient proclamés
ou avaient été désignés chefs du camp annoncèrent l’attaque du grillage pour le surlendemain.
    Ils s’ébranlèrent à la nuit, des dizaines et des dizaines
d’hommes et de femmes parmi lesquels Khady se sentait
particulièrement ténue, presque impalpable, un souffle.
    Elleportait comme les autres son échelle et celle-ci,
quoique légère, lui paraissait plus lourde qu’elle-même,
absurdement comme se font lourdes parfois les choses
rêvées, et cependant elle avançait claudicante et non moins
rapide que ses compagnons, sentant cogner son cœur
énorme dans la minuscule cage d’os de sa poitrine fragile,
brûlante.
    Ils marchèrent longtemps, silencieux, à travers la forêt
puis des terrains empierrés où Khady plusieurs fois tituba
et tomba, et elle se releva et reprit sa place dans le groupe,
elle qui se sentait n’être qu’un infime déplacement d’air,
qu’une subtilité glaciale de l’atmosphère — elle avait si
froid, elle était tout entière si froide.
    Ils arrivèrent enfin dans une zone déserte éclairée de
lumières blanches comme un éclat lunaire porté à incandescence, et Khady aperçut le grillage dont ils parlaient
tous.
    Et des chiens se mirent à gueuler comme ils progressaient toujours et des claquements rebondirent dans le ciel
et Khady entendit : Ils tirent en l’air, énoncé d’une voix
que l’anxiété rendait stridente, inégale, puis la même voix
peut-être lança le cri convenu, une seule interjection, et
tout le monde se mit à courir vers l’avant.
    Elle courait aussi, la bouche ouverte mais incapable d’inspirer, les yeux fixes, la gorge bloquée, et déjà le
grillage était là et elle y appuyait son échelle, et la voilà
qui montait barreau après barreau jusqu’à ce que, le dernier degré atteint, elle agrippât le grillage.
    Et elle pouvait entendre autour d’elle les balles claquer
et des cris de douleur et d’effroi, ne sachant pas si elle
criait également ou si c’était les martèlements du sang dans
soncrâne qui l’enveloppaient de cette plainte continue, et
elle voulait monter encore et se rappelait qu’un garçon lui
avait dit qu’il ne fallait jamais, jamais s’arrêter de monter
avant d’avoir gagné le haut du grillage, mais les barbelés
arrachaient la peau de ses mains et de ses pieds et elle pouvait maintenant s’entendre hurler et sentir le sang couler
sur ses bras, ses épaules, se disant jamais s’arrêter de monter, jamais, répétant les mots sans plus les
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