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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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concerne que celui qui le traîne derrière lui. Cet État des citronniers
et des orangers en fleurs est celui qui a le taux de suicides le plus élevé des
États-Unis, et en même temps le plus large choix en matière de stratégies de
survie et de moyens de réconfort, psychothérapeutiques et religieux.
    Mon université est située entre les autoroutes et n’est pas
plus connue dans la région (et n’y a pas meilleure réputation) que les nombreux
centres commerciaux, somptueusement aménagés. Seulement, chez nous, on achète
la formation universitaire. Qu’on forme ici des ingénieurs et des médecins, c’est
ce que savent tout au plus les gens d’Orange County, et ça leur convient comme
ça. Le reste est un luxe qu’on peut s’offrir quand on est riche.
    Lorsque je suis arrivée à Orange County, et que je me
perdais tous les deux jours sur les autoroutes, j’imaginais l’enfer comme ça :
chacun enfermé pour l’éternité dans sa prison de tôle, séparé de tous les
autres et pourtant visible à tous, et obligé de rouler sur ces autoroutes où
aucune sortie ne serait la bonne, si bien que le conducteur, à peine a-t-il
emprunté la bretelle de sortie, doit revenir, le souffle coupé par le désespoir,
sur le freeway. Ces voies sont dites « libres » parce qu’elles
ne sont coupées par aucun feu rouge, mais personne ne peut échapper à leur « liberté »,
car en Californie du Sud elles sont la seule possibilité pour aller d’un point
à un autre.
    Même les crimes sont souvent dans ce pays d’une agressivité
infantile et absurde, comme quand un automobiliste tire dans la voiture d’un
autre qui va trop lentement. Comme s’il ignorait la différence entre un
pistolet à eau et une arme meurtrière. La même impulsion qu’a eue, je suppose, mon
cycliste fou.
    Ici, le passé est tout au plus un bal masqué dans un décor
de Hollywood – les costumes sont toujours exacts dans les films historiques, où
rien d’autre n’est juste. Ces films historiques passent pendant une semaine, ensuite
ils sont avalés, eux et leurs costumes, par un présent mis au rancart qui ne
deviendra jamais un passé : un bric-à-brac où règnent les mites. On admire
le décor, la production, les effets spéciaux. Et Orange County a rebaptisé son
aéroport John-Wayne-Airport, car celui qui jouait les héros est devenu un héros
lui-même en les jouant. Quand on ne prend pas l’histoire au sérieux, on ne se
soucie pas de la différence entre jeu et réalité.
    Orange County n’a que méfiance envers le passé comme envers
les étrangers et les langues étrangères, mais apporte le plus grand soin à son know-how en matière d’électronique et de sport. Les gens ne sont ni bêtes ni mal informés,
on lit, mais pas des livres : des journaux et des revues, du jetable. Et
si on lit des livres, alors les livres de poche qui se trouvent dans les
supermarchés. Jetables aussi. Dans les appartements et les maisons, on voit
rarement une pleine étagère de livres. Généralement, il y a quelques livres
parmi les vases et les bibelots. Une bibliothèque personnelle fait aux
Californiens l’effet d’une boutique de bouquiniste. Et aux Californiens du Sud,
qui ne connaissent guère ce genre de boutiques, l’effet d’un entassement peu
hygiénique de vieux papiers.
    Je suis contente de vivre ici. Cette contrée maritime et
désertique, menacée par les tremblements de terre, inondée de soleil, accablée
de sécheresse, s’est fixée pour tâche folle et tragique d’abolir le passé en le
niant, en remplaçant un présent par un autre avant que le premier ait le temps
de vieillir. Cela ne marche pas, et c’est donc fou. Cela se venge, et c’est
donc tragique. Les Californiens sont des fugitifs qui laissent derrière eux l’heure
vécue pour se réfugier dans la suivante ; comme cette jeune esclave de La
Case de l’Oncle Tom qui franchit le fleuve à moitié gelé entre le Kentucky
et l’Ohio pour aller vers la liberté, et qui saute d’un bloc de glace à l’autre,
à chaque fois au dernier moment, son enfant sur le bras, son enfant qui devait
être vendu et qui ne le sera pas, son enfant qu’il faut sauver.
    De retour ici, l’Allemagne que j’ai connue pendant mes deux
années à Göttingen m’apparaît comme le reflet inversé de ma Californie. Parce
que là-bas l’on empoigne bravement le passé, comme le croyant dans les « jugements
de Dieu » empoigne le fer rouge, pour ensuite le
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