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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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« La lame portait l’inscription Sang
et Honneur  », dit-il d’un air songeur. Justement, c’étaient bien des
poignards, même s’ils n’étaient pas pointus.)
    Je pose des questions précises, comme on apprend à les poser
dans les bons séminaires d’histoire littéraire, et les autres, dans le salon
petit-bourgeois, qui veulent avoir la paix, soupirent. Les enfants de Hans
assurent que, de toute manière, ils s’apprêtaient à partir. Heinz, qui a
survécu à l’époque nazie grâce à de faux papiers, ôte ses lunettes, les nettoie
et demande si tout ça est bien nécessaire. La femme de Hans, la non-juive et
Anglaise de naissance, sort de la pièce : elle a entendu cela assez
souvent, plus qu’assez. Ce qui est sûrement vrai. Et pourtant il est certain qu’elle
n’a rien retenu, ses propos le manifestent aussi.
    Et Hans raconte. Il répond à mes questions. Je veux savoir
exactement, et il raconte exactement, non sans une certaine minutie gémissante,
comment c’était de se faire tordre les membres ; il peut expliquer, montrer
même. Ainsi les douleurs dans le dos dont il souffre encore, et qui datent de
là. Et néanmoins les détails qu’il donne nivellent cette atrocité, seul son ton
de voix fait entendre la réalité autre, étrangère, du mal. Car la torture n’abandonne
pas le torturé, jamais, de toute sa vie. Tandis que les grandes douleurs de l’accouchement
abandonnent les mères au bout de peu de jours, de sorte qu’elles se réjouissent
du prochain enfant. C’est important, les sortes de souffrances qu’on subit, et
pas seulement leur degré de violence.
    J’ai la tête pleine de ce genre d’histoires et de réflexions.
Je veux toujours en savoir davantage. Je lis et j’écoute. Moi qui ai perdu peu
à peu l’habitude de la foi, on dirait que je continue à croire à l’affirmation
que quelqu’un avait inscrite dans mon livre d’or de petite fille (ce qu’en
Allemagne on appelle « album de poésie ») : Knowledge
is power . J’en raconte moi-même quelques-unes, je veux dire des
histoires, quand on me le demande, mais rares sont les gens qui demandent. Les
guerres sont affaire d’hommes, les souvenirs de guerre par conséquent aussi. Et
le fascisme encore plus, qu’on ait été pour ou contre : affaire d’hommes. Du
reste : les femmes n’ont pas de passé. Ou n’ont pas à en avoir. Ce n’est
pas distingué, c’est presque inconvenant.
    Si je n’ai pas rendu plus souvent visite à ce Hans, cela
tient d’abord à mon indifférence. Il m’a fallu des années avant de m’avouer
cette indifférence aux liens familiaux. Dans les milieux juifs du monde entier,
on a aujourd’hui l’habitude de compter dans la parentèle ceux qui ont été
assassinés, d’en inculquer le nombre aux descendants et de comparer ce qui est
resté de la mishpoché [1] ,
de la tribu. Cela donne des chiffres énormes, des fosses communes dans chaque
famille. « Cent cinq », dit l’un, et le suivant surenchérit d’une
douzaine. Longtemps, moi aussi, sans aller jusqu’à compter moi-même, j’ai tout
de même essayé de retenir avec respect de tels chiffres, et je me suis
persuadée que ces gens que je ne connaissais pas, ou dont je n’avais qu’un souvenir
très vague, j’en portais le deuil. Mais ce n’est pas vrai, jamais je ne me suis
sentie nichée dans une grande famille de ce genre ; elle a volé en éclats
lorsque j’étais sur le point de la connaître, et non après. On aimerait bien en
faire partie, mais ce n’est pas si simple. En fait, jamais on n’en a fait
partie, la dispersion a commencé trop tôt. Seulement voilà, on n’aime pas se
voir comme une monade, seule dans l’espace, on préfère se voir comme le maillon
d’une chaîne, même brisée.
    À cela s’ajoute que même les vivants issus du vieux milieu
viennois ne m’inspirent pas confiance, je préfère les éviter. Il y a en moi le
soupçon que les plus âgés d’entre eux m’ont laissé tomber, et que les plus
jeunes le feraient si l’occasion s’en présentait.
    Mais la véritable raison pour laquelle je répugne à rendre
une autre visite à Hans, c’est ma mauvaise conscience. La mère de Hans, ma
grand-tante, a subi elle aussi cette mort misérable entre toutes, dans la
chambre à gaz. Je l’ai bien connue, car après l’arrestation de mon père nous n’avons
pas pu rester dans le 7 ème arrondissement de Vienne, et ma mère et
moi avons d’abord partagé un
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