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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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pouvoir
découvrir en grandissant une vie de plus en plus vaste, la seule à ne pas
apprendre à nager à la piscine Diana, et la seule à ne connaître de l’Autriche
que des noms : Semmering, Vorarlberg, Wolfgangsee. Des noms que l’ignorance
rendait encore plus idylliques. C’est comme une génération entière qui me
séparait de mes cousins et cousines, et me sépare encore aujourd’hui des
émigrés originaires de Vienne qui ont pu à une époque s’y déplacer librement. Tous
ceux qui avaient juste quelques années de plus ont connu une autre Vienne que
moi, qui dès sept ans n’eus pas le droit de m’asseoir sur un banc de square, et
sus dès lors que j’appartenais au peuple élu. Vienne est la ville dont je ne
suis pas parvenue à m’échapper.
    Cette Vienne d’où j’ai raté mon évasion était une prison, ma
première, où il était perpétuellement question d’évasion, c’est-à-dire d’émigration.
Je nous voyais toujours comme prêts à bondir et en instance de départ, bagages
bouclés, plutôt que douillettement installés pour les années à venir. Je ne
pouvais pas me permettre de prendre des habitudes, et quand je me promettais un
plaisir à long terme, comme par exemple de lire numéro après numéro les revues
pour enfants Le Papillon et Le Perroquet, je rectifiais aussitôt
ce plaisir anticipé en lui opposant l’espoir d’être déjà, à deux numéros de là,
dans un autre pays.
    J’avais été mise à l’école en septembre 1937, juste avant d’avoir
six ans, et six mois avant qu’Hitler entrât en Autriche. Auparavant, il y avait
eu peu de choses, en dehors de la famille. Une fois, on était partis en voiture
pour l’Italie, en villégiature, et la frontière franchie, il avait fallu rouler
de l’autre côté de la route ; c’était drôle, car en Autriche, avant Hitler,
on roulait à gauche. À l’époque, il n’y avait pas encore de bouchons sur les
routes, et lorsque plus loin vers le sud, sur une route déserte et poussiéreuse,
nous vîmes passer une auto avec un numéro autrichien, nous fîmes tous de grands
signes, comme des fous. Et les autres répondirent de même. Mais on ne les
connaît pas ! Chez nous, on ne leur aurait pas fait bonjour. J’étais ravie
de découvrir qu’à l’étranger les étrangers se saluent, parce que, une fois ailleurs,
ils font partie de la même communauté. Je suis de l’Autriche (où l’on roule du
bon côté de la route et où l’on parle allemand), voilà ce qui compte, ce qui
vaut, c’est là une phrase qui me décrit : je le découvre en Italie. J’allais
bientôt apprendre qu’il n’en était rien ; mais pas tout de suite.
    À la sortie de mon premier jour d’école, quand tous les
parents se bousculaient au portail, je ne vis pas tout de suite mon père. Il se
tenait en arrière, appuyé à une grille, il n’avait pas quarante ans à l’époque.
Mon Dieu, je suis tellement plus vieille qu’il l’a jamais été ! Quand je
lui demandai, sur le ton du reproche, pourquoi il s’était tenu si loin de la
porte – car j’avais déjà les larmes aux yeux, croyant que personne ne viendrait
me chercher –, il répondit : « Pourquoi se bousculer ? On ne
risque pas de se manquer ! » Il me parut alors le plus distingué de
tous : les autres parents, jouant des coudes, étaient vulgaires. Je pris
le cornet de bonbons [3] qu’il me tendait, mis ma main dans la sienne et partis toute contente avec lui
vers la maison.
    Un an plus tard environ, nous marchions à nouveau dans les
rues en nous tenant par la main. Nous habitions un immeuble neuf du 7 ème arrondissement.
C’était en novembre 1938. Dans la Mariahilferstrasse, il me montra les vitrines
brisées, presque sans parler, en s’en tenant à de brèves indications :
« On ne peut plus faire ses achats ici. C’est fermé, tu vois. Pourquoi ?
Les gens à qui ça appartient sont des Juifs, comme nous. Voilà pourquoi. »
Moi, pleine de frayeur et de curiosité, j’aurais bien posé d’autres questions, et
en même temps je sentais qu’aussi bien il ne savait lui-même que penser, et je
retins ses paroles. (Tu vois, je m’en souviens encore.)
    J’ai deux photos de lui, dont l’une sur sa carte d’étudiant,
où il a l’air jeune et fringant. C’est l’époque où il faisait la cour à ma mère,
lui étudiant en médecine sans argent, dans une ville où il y avait trop de
médecins, et elle, fille d’un ingénieur et directeur
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