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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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évidemment déplaisant. Je trouvais
que les grandes personnes auraient dû se mettre d’accord sur ce qu’elles
attendaient des enfants, et ne pas leur infliger des punitions que d’autres
grandes personnes estimaient à leur tour passibles de punitions, comme de me
faire arriver en retard pour me punir de n’avoir pas fini mon déjeuner.

II
    Mais au fond cela m’était un peu égal d’arriver à l’heure
ou en retard à l’école. Car l’exactitude avait perdu de son importance. Ce qui
comptait davantage, c’était le nombre de camarades de classe « retirés »,
autrement dit déportés ou entrés dans la clandestinité, ou qui avaient tout de
même pu encore quitter le pays. Ceux qui manquaient étaient peut-être malades, mais
plus vraisemblablement on ne les reverrait jamais. Le nombre d’élèves diminuait
de jour en jour. Lorsqu’on était trop peu, on fermait l’école et on était
transférés dans une autre école, qui se réduisait elle aussi comme une peau de
chagrin. Et puis encore dans une autre. Les salles de classe étaient de plus en
plus vétustes et délabrées. Il y en eut même une qui était éclairée au gaz. Dans
l’obscurité des matins d’hiver, la maîtresse montait sur une chaise pour l’allumer.
Au moins, cela vous avait un air d’antiquité pittoresque qui consolait du
mauvais éclairage. Les enfants qui restaient à Vienne étaient vêtus de plus en
plus pauvrement, leur langue était de plus en plus mêlée de dialecte : on
entendait qu’ils venaient des quartiers les plus pauvres. Car, sans argent, on
ne pouvait pas émigrer. Dans tous les pays du monde, les Juifs pauvres étaient
encore moins les bienvenus que ceux qui avaient de l’argent. Et les maîtres
aussi disparaissaient l’un après l’autre, si bien que tous les deux ou trois
mois il fallait s’attendre à un nouveau.
    En quatre ans, je fis ainsi huit écoles différentes. Moins
il y avait d’écoles pour nous, plus il fallait parcourir de chemin pour s’y
rendre ; nous devions prendre le tramway et le chemin de fer urbain, sans
avoir le droit de nous y asseoir. Plus le trajet était long, moins on avait de
chance d’échapper aux regards haineux et aux rencontres hostiles. Dès qu’on
mettait le pied dans la rue, on était en territoire ennemi. Tous les passants n’étaient
pas hostiles, mais cela ne suffisait pas à faire oublier ces désagréments.
    Lorsque nous avions un maître au lieu d’une maîtresse, nous
disions en chœur, au début de la classe, le Écoute, Israël, prière qui a
pour les Juifs sensiblement la même importance que le Notre Père pour
les chrétiens. Nous le débitions en allemand, sur un ton si monotone que cela
démentait presque l’exhortation à aimer Dieu qu’il contient. Les garçons
devaient se couvrir la tête, et il y en avait toujours qui avaient oublié chez
eux leur calotte ou leur casquette et qui se faisaient tancer par le maître, puis
se mettaient sur les cheveux un mouchoir généralement sale, noué aux quatre
coins pour qu’il ne glisse pas. Je trouvais cela répugnant, mais j’avais aussi
horreur du ton gouailleur qui était désormais de mise et qui jurait avec mon
milieu bourgeois, même si je ne vivais plus du tout dans ce milieu.
    Un jour que les enfants étaient particulièrement bruyants
pendant la récréation, le maître, qui était naturellement juif lui-même, leur
lança : « On se croirait dans une école juive ! » Mais nous
étions une école juive ! Pourquoi nous humilier davantage quand nous
étions entre Juifs, alors que l’environnement aryen s’en chargeait quotidiennement
avec succès ? (J’écris du reste délibérément ce mot « aryen »
sans guillemets ; à l’époque, il était rarement employé avec ironie.) J’avais
beau me sentir en marge de ce monde inculte et prolétarien, je fus tout d’un
coup du côté des enfants humiliés et contre le maître. Un homme qui recevait
des coups de pied en donnait à son tour à plus faible que lui. Jusque-là je l’avais
un peu idolâtré, comme font facilement les petites filles avec leurs maîtres. Cela
bascula d’un coup, le mépris juif pour soi-même n’était pas de mon goût, j’avais
misé sur l’inverse, sur la fierté d’être juif. Ce qu’il avait dit là était du
même niveau que tante Rosa prétendant que les enfants mal élevés provoquaient
le rishès.
    Peu après, je cessai, avec l’accord de ma mère, d’aller à l’école.
Je
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