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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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jour, dans une prairie toute pleine de « dents-de-lion [4]  » en fleur, tu
as dit pour rire : « Susi, regarde, il y a des lions, ils vont nous
mordre ! » Alors on a couru à perdre haleine en hurlant « de
peur », et ensuite on s’est tordus de rire. Eh bien, tu sais, on aurait dû
ne pas s’arrêter de courir, ne pas arrêter ce jeu magnifique consistant à fuir
le danger.
    Ma mère, plus tard : « Si tu n’avais pas été là, je
l’aurais sauvé. Mais je ne pouvais pas te laisser seule à Vienne pour aller le
chercher. » Mais quel était donc son plan ? Qu’attendait-elle donc ?
Est-ce qu’elle entend se décharger sur moi de la mort de Schorschi ? Veut-elle
dire que son divorce était une erreur, qui lui donne mauvaise conscience ?
Et pourtant, peut-être que c’est vrai.

IV
    En mars 1938, j’étais au lit avec une angine, une
compresse humide autour du cou. En bas, dans la rue, des hommes criaient en
chœur. Ce qu’ils criaient peut se lire dans les livres d’histoire. Ma bonne
grommelait : « S’ils se donnent mal à la gorge, je ne leur ferai pas
de camomille », en m’apportant la mienne. Les jours suivants, les premiers
uniformes allemands surgirent dans les rues. Ceux qui les portaient parlaient
allemand, mais pas comme nous, et au début je crus encore qu’ils n’étaient pas
du pays, comme nous. Mon père rapporta la nouvelle monnaie à la maison, tout
content, et me la montra. Ainsi, désormais, plus de schilling et de groschen, mais
des marks et des pfennigs. « Ils ne savent même pas le dire correctement, ils
disent “Fennig”, et quand ils disent “ Groschen ” ils veulent dire
dix “ Fennigs » Je ne voulais pas le croire, car comment pouvait-on
confondre ainsi dix et un ? Nous trouvions ces nouvelles pièces amusantes,
lui et moi, lui par plaisir d’expliquer, moi parce qu’elles étaient brillantes
et différentes. C’était comme quand mon frère, débarquant de Prague, vidait ses
poches et regardait sa petite monnaie d’un air perplexe en se demandant ce qu’elle
pouvait bien valoir à Vienne. Ma mère trouvait que c’était un scandale de se
montrer aussi puéril dans des moments pareils. Je ne comprenais pas bien et je
me demandais si elle avait raison (elle avait l’air sincèrement préoccupée), ou
bien si elle jouait seulement les rabat-joie. Car cela lui arrivait parfois.
    Mon père était comme ça. Il ne laissait pas facilement
gâcher sa bonne humeur. Au début, des femmes aryennes venaient encore sonner à
sa consultation. Nous devions leur dire que désormais il n’avait plus le droit
de soigner que des Juives. Ensuite, ce fut la mode, parmi les Juifs qui
voulaient émigrer, d’apprendre un nouveau métier. Mon père apprit à faire des
saucisses. Nous mangions ses saucisses d’apprenti en faisant des remarques
acerbes sur leur asymétrie. Il expliquait, à la table familiale, comment on
remplissait les boyaux, et je m’étranglais de rire. Nul n’était aussi drôle que
mon père.
    Il devait imaginer que le monde entier était comme Vienne, comme
sa Vienne à lui. Il pensait qu’il y avait partout trop de médecins, trop de
spécialistes. Il aurait pu émigrer en Inde, là-bas, à coup sûr, il n’y avait
pas trop de médecins. Mais il disait que le climat y était insupportable :
« L’Inde, c’est trop chaud pour moi. » C’était vraisemblablement trop
étranger pour lui, viennois dans l’âme comme il l’était. Car, pour ce qui est
de la chaleur, cela faisait des années qu’il proclamait, bien avant l’ Anschluss : « Nous avons le tochès* sur un baril de poudre. » L’un de
ses cousins par alliance avait pu grâce à lui, après bien des détours, parvenir
jusqu’en Palestine. Peu avant de mourir à Haïfa, il était encore reconnaissant
à mon père de son bon conseil, de sa bonne humeur et de son aide.
    Je n’arrive pas à me débarrasser d’une envie de lui rendre
hommage, de trouver ou d’inventer pour lui une cérémonie, une fête funèbre. Mais
je trouve les solennités suspectes, ridicules, et je ne sais d’ailleurs pas
comment il faudrait s’y prendre. Chez nous autres Juifs, seuls les hommes
disent le kaddish*, la prière des morts. Mon grand-père toujours gentil,
que je ne puis voir que tendant les bras et les poches pleines de cadeaux, dit
un jour à son chien, paraît-il, avec une feinte tristesse : « Tu
seras le seul ici à pouvoir dire le kaddish pour moi. » Il disait
cela
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