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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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mais elle dit gentiment :
ce n’est pas nécessaire. Alors je me sens rassurée.
    C’était comme si des cambrioleurs avaient tout chamboulé, étaient
allés chercher jusque dans les moindres recoins les vieux papiers soigneusement
emballés et ensuite, les trouvant inutilisables et sans valeur, les avaient
rageusement éparpillés dans toute la maison, avaient arraché tous les tiroirs, lacéré
les vêtements (comme ceux que j’emportais à la teinturerie, dans la voiture
fracturée, des années plus tôt à Charlottesville), et laissé toutes les
armoires béantes ; et des objets vétustes, qu’on croyait avoir mis depuis
longtemps à la poubelle, se retrouvaient projetés en pleine lumière. On se sent
dépossédé, parce que ce chambardement fait paraître la maison elle-même
endommagée et étrangère. Petit à petit l’on s’aperçoit que ce chaos apparemment
irréparable recèle plus de vous-même que la situation antérieure et son ordre
apparent.
    Dormir sans pouvoir vraiment s’allonger, ne pouvoir dormir
que sur le dos. En dépit de cette position inconfortable et contrainte, au
réveil j’émerge d’un cocon infiniment douillet, je comprends tout d’un coup d’où
viennent, dans les légendes et dans l’art populaire, les ailes protectrices des
anges gardiens : elles sortent du sommeil, du sommeil réparateur et
salvateur. En pleine nuit, je me réveille, l’âme repue, en paix avec Dieu, avec
le monde et avec moi-même. Je m’assieds, tout simplement. Je ne me tiens plus
de joie. « Les fleuves, les ruisseaux sont libérés des glaces. » J’appelle
l’infirmière, parce que je peux m’asseoir. En pleine nuit. Regardez, je peux m’asseoir.
Elle hoche la tête. « Vous êtes une blagueuse », dit-elle avec
indulgence.
    Je retrouve la sensibilité du côté droit, elle se répand du
haut vers le bas. J’ai pris à deux mains ma jambe paralysée, je l’ai appuyée
contre les barreaux du pied du lit. Chaque soir, j’ai pu la tirer un peu plus
haut. Pourtant, la jambe n’a rien, c’est la tête qui fonctionne mal. Cette idée
m’accable tellement que je ne puis m’empêcher de pleurer. Les orteils : complètement
inertes. Je leur parle comme à des animaux domestiques : ça fait plus de
cinquante ans qu’on se connaît, pourquoi bouder comme ça ?
    Les gens ne voient que les symptômes, ils ne savent pas ce
qu’il y a derrière, quand ils n’ont pas été malades eux-mêmes. Je me donne du
mal pour parler de façon cohérente ; et, comme je me donne du mal, les autres
ne peuvent pas remarquer que j’ai fait un terrible effort de concentration. Les
autres se donnent du mal pour me comprendre, ils se rendent compte que je ne
peux pas marcher comme eux, et que je dors davantage, mais en matière de pensée
et de parole, ils ont plus de difficulté à se mettre à ma place. Ce n’est pas
un reproche, c’est une constatation sur les facultés de perception. Nous
attendons à peu près des autres ce dont nous nous estimons nous-mêmes capables,
et généralement c’est assez judicieux. Mais entre malades et gens en bonne
santé, le rapport est décalé, il y a un fossé, ce ne sont plus des partenaires
sur le même plan. Avec la meilleure volonté du monde, l’homme en bonne santé ne
peut pas toujours apprécier exactement le comportement du malade, parce qu’il
ne peut pas se prendre comme norme.
    Et la concentration est telle qu’il me faut longtemps pour
mettre à exécution, par exemple, les indications de la kinésithérapeute, parce
que je suis obligée de réfléchir longtemps pour savoir ce que signifient entre
autres gauche et droite. J’en ai alors les larmes aux yeux, tant je m’applique,
tant je suis frustrée, tant je fais d’efforts.
    Chaque journée est comme une grande porte qui se ferme
derrière moi et m’exclut. Chercher le passé, quand les issues en sont
barricadées et clouées.
    Les pensées se pensaient toutes seules, en rond ou en
spirale, selon les figures géométriques les plus bizarres, mais jamais en ligne
droite. Et restaient suspendues dans l’espace de ces journées d’hôpital qui se
répétaient. Le temps était émietté, je ne le vivais pas comme un tout continu, mais
comme des éclats de verre qui blessent la main quand on tente de les rassembler.
Je ne savais plus, l’après-midi, qui m’avait rendu visite le matin ; les
jours de la semaine se décalaient, en dépit des journaux que je suppliais, les
larmes aux yeux,
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