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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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mes amis de m’apporter.
    Sans cesse de nouveaux visiteurs. J’étais étonnée de la
sympathie que me manifestaient même des gens que je ne connaissais pas, qui
avaient juste entendu parler de moi par des amis communs. Ils venaient pour
compenser, pour réparer. Leur présence était comme une corde pour me hisser
hors de cette fosse des pestiférés – ô la cornemuse de ma première légende de
mort ! – qu’étaient mes pensées à demi mortes. La femme de Christoph m’envoie
un cierge, que je n’ai pas le droit d’allumer dans ma chambre d’hôpital, mais
qu’à ma sortie j’emporte soigneusement emballé dans mon bagage. Tout cela pour
me réconforter et pour chasser les fantômes qui font tant de bruit autour de
moi, comme lors d’une conférence.
    Anneliese est venue de Manchester, cela va de soi ; n’est-elle
pas toujours là quand je vais mal ? J’en pleure d’attendrissement. Elle
est assise au milieu des fantômes qui m’assaillent, appuyée sur sa canne très
chic, noire à pommeau d’argent. Je me plains : jamais je ne remarcherai
vraiment ! Si jamais je ressors d’ici, je boiterai ! « Il y a
pire », dit Anneliese froidement. « À qui te plains-tu ? »
Je quémande comme une enfant : « Tu m’aideras à chercher une canne ?
Tu me montreras comment on s’en sert ? »
    « Tu es rancunière », dit Anneliese pour mettre
fin à mes pleurnicheries sans queue ni tête. « Tu l’as toujours été. C’est
un défaut de ton caractère. You bear grudges. » (Nous parlons
anglais, notre allemand retombe dans l’anglais, car nous n’avons pas de passé
allemand en commun.) « Tu devrais apprendre à pardonner, à toi-même et aux
autres, tu te sentirais mieux. » «  Cast out remorse  », dit-elle
encore, citant le poète favori de nos années de College. Ce Yeats, dis-je,
butée, il pouvait parler ! Quand on est sénateur de la République d’Irlande,
on sait qui on est. Cast out remorse ! Tu veux dire cette manie de
toujours distribuer des notes, de faire à soi-même et aux autres des reproches
ou des compliments. De s’accrocher à ce qui est arrivé au lieu de le prendre
comme ça vient et de le laisser glisser sur soi sans que ça vous touche. Alors,
tu me recommandes de ne pas retenir les souvenirs, de les laisser tomber ?
Même dans ce cas, il y a quelque chose qui se casse, en vertu de la loi de la
pesanteur. Qui est aussi une loi morale. De nouveau les larmes me viennent, les
larmes d’une effroyable complaisance envers moi-même. De toute façon, le temps
me file entre les doigts, et quand ai-je jamais été maîtresse de ma vie ? Où
que je regarde, il n’y a que des tessons. Il n’y a qu’à mon intransigeance que
je me reconnais, c’est à elle que je me raccroche. Laisse-la-moi.
    Je me bats avec ces pensées, parfois je les dis, parfois je
les bredouille toute seule, ou bien elles disparaissent après avoir jeté une
brève lueur comme sur un écran défectueux. Chez Hofmannsthal, Électre dit : Je ne suis pas une bête, je ne peux pas oublier. Le pardon, c’est à
vomir : je le pense ou le dis, et je me laisse retomber dans mes oreillers,
j’ai la vue qui s’obscurcit de fatigue, car « vomir » me rappelle la
nausée qui a précédé ma paralysie.
    Jamais je ne les ai confondus avec les vivants, même si
certains visiteurs en ont eu l’impression. J’ai fréquenté les fantômes assez
longtemps pour être capable de les reconnaître sans peine. Mais leur
fréquentation vous désoriente même lorsqu’on sait qui ils sont.
    Je commence mon débat avec eux.

II
    Depuis l’époque où j’arrivai à Göttingen avec mes
étudiants californiens, du temps a passé, des années où en Allemagne on n’a pas
seulement fait de l’argent, mais où on s’est remis à faire de l’Histoire ;
du temps où il s’est passé quelque chose. Et, pour moi : le temps où je me
suis mise à écrire un récit, parce que j’étais tombée sur la tête.
    Entre-temps, je suis de nouveau chez moi, au sud de la
Californie, à Orange County. C’est un pays dont l’histoire s’est constituée à
partir du fait que ses habitants s’y sont réfugiés pour échapper à l’Histoire, européenne
et asiatique, et finalement aussi américaine, dans la mesure où celle-ci se
jouait plus à l’est. Les maisons, dans Orange County, sont construites en bois,
même les plus chères. Aucun passé commun ne nous lie, du coup tout passé est
personnel et ne
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