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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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même temps à Don Carlos, le lien
entre les deux étant les Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski,
et je réfléchissais à ce qu’il y a de commun entre ce classique de la
littérature carcérale, dont fait aussi partie la littérature concentrationnaire,
et les récits et fictions de notre époque, qu’on appelle littérature de l’holocauste.
Quand au bout de la Rote Strasse je mis le pied dans la rue aux Juifs, j’avais
sauté aux Frères Karamazov, à l’antéchrist de Dostoïevski, au grand inquisiteur
que lui a notoirement inspiré Don Carlos, et lorsque je changeai de
trottoir pas très loin au nord du Nudelhaus, je préparai quelques remarques
dont je me promettais de faire part, pendant l’entracte, à Amy, l’étudiante
californienne, sur ce spectre schillérien issu des Lumières et incarnant la
misanthropie, et sur l’ironie du dernier acte. Autant de traditions de l’horreur
pour lesquelles il y avait toujours eu les mots justes : voilà ce que je
voulais lui faire comprendre.
    Des écrits sur la contrainte et la violence, issus de trois
siècles. C’était un de ces moments comme on aime en avoir, où soudain des
connexions s’éclairent. Il y eut alors deux ou trois cyclistes qui surgirent à
toute allure sur ma droite, puis ce fut le noir.
    Je n’ai prononcé ma conférence qu’un an plus tard. Le 9
novembre, encore jour de honte nationale l’année précédente, s’était transformé
en journée de joie nationale. Changement de registre. L’association de Juifs et
de chrétiens m’a tout de même patiemment réinvitée.
    Accident, hasard. Les accidents ne sont pas accidentels, puisque
la statistique peut les prévoir avec une certaine exactitude, et qu’elle sait
même combien en sont dus à des cyclistes. Que ce soit tombé sur moi était tout
de même un hasard, qui n’était ni déterminé ni déterminable, au contraire, qui
était encore évitable dans les dernières secondes. Le hasard vient se loger
dans la nécessité, comme le cas particulier dans la probabilité mathématique, car
celle-ci est constituée de hasards calculables. Le principe de la tragédie, qui
cherche la nécessité dans le cas particulier, est une superstition. Beaucoup de
choses arrivent nécessairement, mais pas forcément à vous ou à moi. Il en va de
même de la conception : il est certain qu’il naît des êtres humains chaque
année, et l’on sait d’avance combien. En revanche, les chances que ce soit
précisément moi qui naisse étaient infimes. S’agissant de survivre, les chances
sont malgré tout nettement plus grandes.
    On m’a raconté que j’étais étendue dans la rue et que je
gémissais. Un passant m’a entendue, s’est retourné et m’a portée jusque sur le
trottoir. Tout cela est oublié. Il paraît que je me suis relevée et que j’ai
insisté pour rentrer immédiatement chez moi, mais j’étais incapable de me tenir
debout et de marcher, je m’effondrais à chaque tentative. Je me reconnais
parfaitement dans cette scène effacée par l’amnésie, mieux que si je m’en
souvenais moi-même : ce besoin primaire de s’enfuir, de se trouver un
endroit sûr où l’on est seul avec ses plaies, sans être exposé à aucun danger.
    Pour les ordinateurs, il existe un programme dit un
erase, qui permet de rappeler ce qu’on a effacé, parce que les impulsions
électroniques peuvent se retrouver sur le disque dur ou la disquette tant qu’on
n’a rien enregistré par-dessus. Le premier juin de l’année suivante, comme j’étais
de nouveau dans mon appartement de Göttingen et que j’avais commencé à écrire
ces souvenirs, voilà qu’un matin au réveil la scène de l’accident est de
nouveau là, que la collision est là et, comme font les rêves quand la lumière
les chasse, s’apprête à sombrer de nouveau. Je tiens le souvenir, les yeux
fermés, en me réveillant ; je le retiens fermement, je veux avoir ce
morceau de vie, ça y est, je le tiens, péché dans l’eau sombre, et encore tout
frétillant.
    Le phare de son vélo, je me suis immobilisée pour le laisser
m’éviter, mais il n’essaie même pas de faire un écart, il fonce droit sur moi, n’oblique
pas, ne tourne pas son guidon, à la dernière fraction de seconde je fais
machinalement un bond sur la gauche et lui aussi, du même côté, j’ai l’impression
qu’il me poursuit, qu’il veut m’écraser, c’est le désespoir, lumière dans la
nuit, sa lampe, du métal, comme les
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