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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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projecteurs au-dessus des barbelés, je veux
me défendre, le repousser les bras tendus, c’est le choc, l’Allemagne, un
instant comme une empoignade, ce combat-là je le perds, du métal, encore
l’Allemagne, qu’est-ce que je fais là, pourquoi suis-je revenue, est-ce que je
suis jamais partie ?
    C’est pour cela que je suis tombée aussi bêtement : je
tendais les bras en avant pour me défendre, je n’ai pas pu m’appuyer quand je
suis tombée en arrière. Et cette idée, ou cette simple hallucination, qu’un
garçon de seize ans m’a renversée par agressivité ? Pas une agressivité
pensée, mais instinctive, comme les jeunes au volant des voitures : dominer
la mécanique, une sorte d’ivresse. Ce qui n’exclut pas qu’il l’ait regretté
plus tard. Ou bien l’idée qu’il a oublié ce qui lui est passé par la tête au dernier
moment. J’étais plantée là, il filait, bien en selle et bien lancé, besoin d’avoir
le champ libre, pourquoi elle ne se pousse pas cette vieille noix, je vais lui
apprendre. Voilà à peu près comment je vois les choses.
    J’ai perdu conscience, je suis revenue à moi dans l’ambulance.
J’ai demandé où j’étais, on m’a mise au courant. Puis ce fut de nouveau le noir,
ensuite j’étais à l’hôpital, parfaitement lucide, juste un peu perturbée, sur
une civière dans le couloir.
    Il faut que je prévienne Amy que nous n’irons pas au théâtre
ce soir, parce que j’ai des vertiges et mal à la tête.
    Téléphoner, faire venir quelqu’un. Reprendre au début de l’interruption,
ne pas laisser s’élargir la faille. Je me mets sur mes jambes, j’entre dans un
bureau, je compose le seul numéro que je sache déjà par cœur à Göttingen, non
que je l’aie souvent appelé, mais il est facile à retenir. Une relation, un
collègue aimable du séminaire d’allemand, qui m’a expliqué les mystères de la
bibliothèque avec un enthousiasme d’érudit. Sa femme décroche, ma voix me
paraît normale, je raconte ce qui m’est arrivé, je déplore de ne pouvoir
joindre l’étudiante qui m’attend, mais je vais rentrer chez moi, il y a juste
encore un examen à faire. Oui, dit-elle, on vient vous chercher, c’est mieux
que de rentrer en taxi, quand on a fait une chute.
    Quand je ressors dans le couloir, j’ai l’impression que ça
ruisselle dans ma tête, une sensation inouïe, jamais éprouvée ni avant ni après.
Je m’allonge de nouveau sur la civière et j’attends. Les maux de tête
augmentent, la nausée aussi, je m’assois. Mon collègue arrive, sa femme lui a
aussitôt dit (mais je ne l’apprendrai bien sûr que des mois plus tard) que l’un
d’eux devait aller tout de suite à la clinique, que j’avais une voix bizarre au
téléphone. Il a un sourire gentil et serviable, au bout d’un moment il ne
sourit plus, mais la gentillesse persiste. Je suis soulagée d’avoir quelqu’un
que je connais. Je lui dis : Merde, je suis tombée, et j’ai une bosse
derrière la tête. Il est interloqué par ce gros mot, il ne m’imaginait pas
comme ça.
    Il va me chercher une vessie de glace sur laquelle je pose
la tête ; il remarque alors que je n’ai pas la moindre bosse. Je continue
à prétendre que si.
    J’ai envie de vomir, le collègue m’apporte un haricot, je
vomis. Mon corps me fait horreur, me fait peur, me fait honte. Je voudrais
sortir, m’en aller, m’installer dans un autre corps ou récupérer celui d’avant.
Mon état empire, je ne peux plus bouger. Paralysie. Je voudrais m’asseoir, mon
estomac continue à vouloir rendre, mais je ne parviens pas à me redresser. Terreur.
Qu’est-ce qui se passe ? Même quand on me tient le haricot, je ne suis
plus capable d’y cracher, car tous les muscles font la grève. L’ami, qui l’instant
d’avant n’était encore qu’une relation, ne manifeste aucun dégoût. Une
infirmière arrive, je m’excuse d’avoir sali par terre ; « Mais ça ne
fait rien ! » s’écrie-t-elle aussi gaiement que si j’étais un invité
qu’on aime beaucoup, qu’on attendait depuis longtemps et auquel on passe bien
des choses. Je suis confusément soulagée, car mon cerveau martyrisé sur lequel
le sang goutte identifie mon incapacité à m’empêcher de vomir comme un défaut
moral. La manière dont l’infirmière prend les choses compense mon handicap.
    La paralysie progresse. À présent, je ne peux même plus
soulever la tête, et ce qui remonte encore de salive et de bile
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