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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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retombe dans la
gorge. C’est le moment où j’ai été au plus bas. J’entends qu’on parle d’hémorragie
cérébrale, et il me vient le terme de « tétraplégie », qui n’est pas
pertinent, mais qu’on connaît par les films et les journaux. Qui m’aidera à me
supprimer s’il n’y a pas d’amélioration ? Personne, sans doute. Je sens l’odeur
de la mort, et j’ai dans la bouche le goût de ce qui a fini de vivre, de ce qui
est classé depuis longtemps.
    Le médecin, le spécialiste, arrive enfin et se penche sur
moi, avec l’haleine de qui a bien dîné. On me fourre la tête dans une machine, afin
de mesurer, d’aller voir, que sais-je ? Ensuite, on discute derrière mon
dos. Je m’efforce d’entendre. Opération ou non, tel est le problème. On parle
de moi, mais non à moi ; on parle par-dessus ma tête. Ils m’estiment
désormais irresponsable ? Ça veut dire quoi, opérer ? Ouvrir le crâne.
Quelle idiotie, vous permettez, il y a erreur, j’allais tout simplement au
théâtre.
    Je n’ai pas été opérée. Des semaines plus tard, le
professeur montre à ses étudiants les clichés de mon crâne après l’accident, et
leur demande ce qu’ils feraient dans un cas pareil. « Opération », répondent-ils
comme un seul homme. Il est content, car je suis assise à côté de lui et, encore
que d’un pas mal assuré, j’ai tout de même quitté ma chambre pour venir jusqu’à
l’amphi et exposer mon cas. « Un médecin doit avoir la baraka », dit-il
à ses élèves. « Sinon, autant laisser tomber ce métier et devenir avocat. Nous
n’avons pas opéré, mais ça aurait pu mal se passer. » Ça veut dire quoi, la
« baraka » ? songe la malade, fascinée et effarée par cette
discussion à propos d’un acte de violence dont son cerveau a failli être
victime. C’est moi qui ai eu de la chance, et pas lui, c’est ma chance
qu’il s’attribue.
    Ces gens qui ne me connaissaient pas, qui parlaient de moi
devant moi ou derrière mon dos, qui m’administraient sans explication piqûres
et médicaments, apparemment avaient déjà fait une croix sur moi. Alors je me
suis cramponnée à tous ceux pour qui j’étais peut-être encore celle d’avant. L’ami
qui était arrivé le premier pense qu’il n’a jamais vu personne se cramponner à
la vie comme moi. Pourvu qu’il ne fiche pas le camp, ou ne s’impatiente pas, car
enfin ce doit être affreux, pour quelqu’un qui était juste venu chercher une
relation, une étrangère, pour la ramener chez elle. Pourvu qu’il ne me laisse
pas seule avec ces médecins à la mauvaise haleine, qui ne voient en moi qu’un
organisme qui fonctionne mal. Il reste longtemps, il ne s’en va pas, jusqu’après
une heure du matin, et il promet des visites ultérieures. On me fait des
piqûres, des vagues sombres déferlent contre mon crâne, du personnel arrive, quelqu’un
qui m’explore les yeux avec une lampe et me demande ce que je vois. Je suis
contente quand on me pose des questions, car on n’en pose qu’à des gens qui ont
quelque chose à dire. Qui attend une réponse de moi m’estime responsable. Oui, oui,
je la vois, dis-je dans un vagissement, croyant parler très distinctement.
    Lorsque je ne dors pas, je me fatigue extrêmement. Ce n’est
pas seulement un effort pour rester en vie. C’était aussi une tentative de
fuite. Je voulais échapper aux maux de tête, échapper à la paralysie, et ne pas
laisser la panique s’emparer de moi, la raison a trop de prix. La raison est
une attention au monde. L’amour est une attention du même ordre. Donc, la
raison a autant de prix que l’amour. Seulement, il faut aussi que le monde ait
de l’attention pour toi. Difficiles évidences.
    Voilà que la femme de mon ami, celui au bon numéro de
téléphone, est assise à mon chevet. Je pense qu’elle a pris sa relève tout de
suite, mais elle dit que c’est le lendemain. Le temps pour moi s’estompe. Une
voix amie, je ne vais pas la laisser partir. Elle m’apparaît infiniment
supérieure, blonde et calme, belle et en pleine santé. Elle peut aller et venir
comme elle veut. J’espère qu’elle ne va pas s’en aller. Elle me parle (on lui a
dit de me tenir éveillée), je ne peux pas répondre, mais je fais des efforts
énormes. Je parviens enfin à former une phrase : « Désolée, je ne
peux pas faire une conversation. » C’est un anglicisme, je voulais dire
que je suis trop mal pour parler. La phrase l’amuse,
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