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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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franchir la frontière du Mexique. Les Américains pouvaient s’y
rendre avec une simple carte d’identité, mais je n’étais pas encore américaine,
il m’aurait donc fallu me procurer un border pass, une carte spéciale, ce
que j’avais négligé de faire, parce que pendant quelques semaines j’avais fait
la plonge dans un restaurant, au Canada, sans aucun permis particulier, et je
me disais qu’à la frontière sud ce serait pareil.
    C’était la fin de l’été, la chaleur de New York, le désordre
autour de moi – expression de mon désordre intérieur –, je ne savais pas très
bien ce que je devais emporter. Mes amies étaient là pour m’aider à faire mes
bagages, s’en souviennent-elles encore ? Ma mère, triste comme la mort. Elle
se rendait bien compte qu’après cette année passée au Mexique, je ne
reviendrais pas. Quelques participants au voyage m’emmenaient en voiture avec
eux ; c’étaient des quakers, des idéalistes ou des gens qui voulaient
partir de la maison. À Laredo, sur la frontière du Texas, nous avons tous eu
des difficultés, je ne sais plus exactement de quel ordre, je sais seulement qu’il
nous a fallu attendre et que nous nous entendions bien. Je lisais de la
littérature américaine d’après-guerre qui parlait de la guerre. Pour finir, les
autres ont pu poursuivre le voyage, moi seule je suis restée bloquée, parce que
je n’avais pas le passeport qu’il fallait, que je n’étais pas encore américaine,
que l’Autriche avait été en guerre non seulement contre les États-Unis, mais
aussi contre le Mexique. Les responsables me le dirent au passage de la
frontière de Laredo au Texas avec le plus grand sérieux qui soit. Ne pas être
autorisée à franchir la frontière, alors que d’autres pouvaient, me sembla
certes dément, mais d’une certaine façon dans l’ordre des choses. Je le ferais
donc une autre fois, ou plus tard. Mais rien ne se répète, on n’a pas deux fois
la même chance. Je poursuivis le voyage en bus jusqu’en Californie. Que faire d’autre ?
À aucun prix je ne voulais retourner à New York. – Mais cela nous conduit déjà
à une autre histoire.
    Car cette histoire-ci se termine dans la petite
maison de Forest Hills, dans ce salon avec toutes mes affaires éparses, ma
mauvaise conscience qui m’a fait négliger de me procurer les papiers qu’il
fallait, et la déception de ma mère d’avoir acheté cette maison pour rien, puisque
je ne veux plus habiter avec elle. Ma mère qui resta seule jusqu’à ce qu’elle
trouve le mari suivant, qui n’était pas le bon pour elle. Après mon départ, elle
a lu mes papiers, jeté mes lettres, Dieu sait ce qu’elle a fait des livres, de
sorte que pratiquement tout ce qui était resté à New York de ce qui avait été
jusqu’alors mon moi a été perdu : pour finir il y avait ce désespoir dans
les pièces, dans les êtres. Pour finir il y avait cette trahison.

ÉPILOGUE
GÖTTINGEN

I
    Le soir du 4 novembre 1988, je suivais la Rote Strasse, dans
la zone piétonne de Göttingen, pour passer prendre une étudiante avec laquelle
je voulais aller voir au Deutsches Theater le Don Carlos de Schiller. J’étais
venue de mon université californienne à Göttingen pour y diriger pendant deux
ans le Centre Californien d’Études, et je n’étais là que depuis l’été. On était
à quelques jours du cinquantième anniversaire de la Nuit de cristal, et j’avais
préparé pour l’occasion une conférence, à l’invitation d’une association locale
réunissant chrétiens et Juifs. J’avais demandé combien de Juifs en faisaient
partie, et l’on m’avait indiqué en soupirant le nom d’un vieux couple qui
vivait d’une petite pension de retraite dans un modeste logement. On était heureux
que la nouvelle directrice du Centre d’Études se trouvât être non seulement une
Juive, mais une « personne concernée », donc une conférencière
compétente de par sa biographie. Je pris brusquement conscience que, pour la
première fois, j’allais habiter dans une ville où il n’y avait pratiquement pas
de Juifs et que jusque-là j’avais été – sinon exclusivement, du moins largement
– une Juive parmi des Juifs.
    Göttingen, qui n’a pas de Juifs, a une rue aux Juifs, alors
qu’en Amérique, où il y a plus de Juifs qu’en Israël, un tel nom de rue
choquerait. Ce soir-là, tandis que j’allais traverser cette rue, j’étais en
train de penser à ma conférence et en
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