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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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cela voulait dire : tu m’appartiens,
tu ne dois rien posséder en propre. Elle-même n’avait que trop souvent rien
possédé en propre, mais cette enfant, elle l’avait, qui aurait pu le lui
contester ?
    Elle fouillait dans mes affaires, entrait dans ma chambre
sans frapper, flairait mes sous-vêtements. Encore aujourd’hui, il peut arriver
qu’elle fouille la corbeille à papier de mon bureau pour voir s’il n’y aurait
pas quelque chose de personnel. Je vois qu’elle lit un feuillet déchiré, sans
que ça lui dise grand-chose, ce sont des notes pour un article sur Kathchen
von Heilbronn. Je respire, ça aurait pu être plus grave, ça aurait pu être
cette page-ci. Furieuse, je lui demande des explications : tu lis tout ce
qui traîne, et à peine a-t-on le dos tourné que tu te précipites même sur ce qu’on
a jeté à la poubelle. Elle se défend : « Comment ça ? On a quand
même bien le droit de regarder ce qui traîne dans les ordures ! Chez moi, tu
peux fouiller toutes les corbeilles à papier. » Comme je lui parle d’un
voyage que je ferai prochainement, elle dit avec la bonne conscience offusquée
de la propriétaire : « Tu t’es toujours échappée. » Il n’y a que
les enfants qui soient plus dépendants que les femmes, c’est pourquoi les mères
sont souvent si dépendantes de la dépendance de leurs enfants à leur égard.
    Je voulais quitter New York et trouver un travail utile. Les
Israéliens n’avaient pas besoin de moi, je consultai l’ American Friends
Service Committee, les quakers, qui entretenaient toujours quelque projet
humanitaire, et je me fis envoyer pour un an au Mexique, construire un village.
Ensuite, je poursuivrais peut-être mes études. Mes amies aussi nourrissaient
des projets qui allaient les éloigner de New York. L’été 1951 marqua une importante
fin de chapitre.
    Le New York que j’avais connu était une ville relativement
confortable, par rapport à la situation actuelle. En fait, je n’ai jamais cru
qu’il puisse m’arriver quelque chose de mal dans ces rues. Aujourd’hui encore, lorsqu’un
voyage de travail m’y conduit, je parcours la ville, toute excitée et sans crainte,
parce que je la connais, bien que je l’aie quittée depuis si longtemps et que j’aie
un très mauvais sens de l’orientation. Jour et nuit, ces rues sont si animées
qu’on a peine à croire cette réputation qu’ont les New-Yorkais de se calfeutrer
dans leurs appartements. Et par les chaudes nuits d’été, Manhattan n’est qu’une
interminable fête populaire, mélange de crasse et d’éclat. Lorsque Anneliese
vient en visite d’Angleterre, elle éprouve un peu la même chose : cette
vieille dame infirme, vêtue avec une élégante recherche, se jette avec
délectation dans les couloirs du métro, puants, sales, mal famés, que les
touristes évitent peureusement, et elle se vante de se transporter ainsi
partout rapidement et à peu de frais. À New York, elle n’avait pas besoin de
taxis, et de toute façon les chauffeurs d’aujourd’hui s’égarent sans cesse.
    New York se montrait alternativement redoutable et généreuse,
elle laissait approcher tout le monde, et lorsqu’on se sentait bien, on s’apercevait
que ce n’avait été finalement qu’une forme d’indifférence. New York est tout en chiaroscuro, c’est un film en noir et blanc, mon fils a raison. Des deux
mille personnes environ qui tous les ans se font massacrer, assassiner, étrangler
ou égorger à New York, les New-Yorkais rendent hommage régulièrement à tel ou
tel cas particulier, les funérailles sont financées par des dons privés, les
gens discutent et se lamentent et inhument solennellement en présence des
médias un petit enfant abattu par erreur, ou un jeune touriste de province qui
s’est fait égorger en voulant venir en aide à sa mère dans le métro : ces
cérémonies sont des exutoires auxquels on recourt lorsque l’ampleur du gâchis
dépasse la capacité de pitié et que même l’horreur vous pousse sur la défensive.
C’est comme mes « bougies de saison », ces bougies de paraffine. Je
connais ça.
    Au cours de mes brèves visites, New York me remet sur les
épaules ce que j’avais laissé derrière moi, interrompu, comme une chaude veste
de laine qui gratte ; et le passé révolu se colle à mes mollets comme un
chat qui m’aurait appartenu jadis, dans une maison où j’aurais habité – Qui
a dit que sa ville était une petite mère
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