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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux
Autoren: Jean Rouaud
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et d’ailleurs, après, ç’avait été très
vite, et maman s’excusant de n’avoir pas été informée à temps du décès de
celui-là qui n’avait pas rendu sa vieille amie malheureuse et qui, rien que
pour cette raison, eût mérité une ultime visite. Elle avait pensé lui envoyer
un petit mot, mais tu sais ce que c’est, il y avait toutes ces lettres de
condoléances à laquelle elle avait dû répondre, et même pas à toutes, elle n’y
arrivait plus, plus le goût à rien, comment fais-tu, toi, Madeleine ? Mais
il y avait bien longtemps que Madeleine Paillusseau avait appris l’art de la
résignation, ne connaissait rien d’autre, en fait. Oh moi, fit-elle, comme si
sa personne ne comptait pas, puis retournant bien vite à celle dont le chagrin
semblait lui importer davantage que le sien, mais heureusement tu as tes
enfants. Et maman nous demandant d’approcher, nous présentant tous les trois,
et au moment d’embrasser la Madeleine au doux cœur nous comprenons pourquoi
notre maman préférait sa compagnie. Un nuage de violettes l’entoure, et
délicatement elle nous tend sa joue poudrée. Seules ses mains qui se posent sur
nos épaules pour nous attirer disent la somme phénoménale du travail accompli
au cours de sa vie, les trente-cinq mille vaisselles, les milliers de chemises
lavées, de draps, de serpillières essorées, les kilomètres carrés de sols
astiqués, les plats sortis brûlants du four, les brosses, les balais, et c’est
même étonnant qu’il lui reste des doigts quand on les imaginerait, à force,
usés, érodés, rabotés. On devine qu’elle a un peu de mal à les déplier, à
présent, mais pour elle l’heure des grands travaux est passée. S’il s’agit
juste de laver un verre et une assiette, repriser un bas, planter un rosier,
elle s’en accommodera.
    En fait, elles sont trois veuves autour de la tombe ouverte
où l’on s’apprête à descendre le cercueil, mais la troisième, bien que
directement concernée par ce qui se passe, curieusement on en fait moins cas.
C’est notre grand-mère à l’odeur repoussoir et au visage aussi ridé que celui
de la princesse Angeline, la fille du chef Seattle, sur cette photo d’Edward S.
Curtis, l’homme qui consacra trente ans de sa vie à sauver d’un des grands
charniers de l’histoire les faces vaillantes des derniers princes des nations
indiennes. Elle se tient un peu à l’écart de la tendre scène des retrouvailles
entre sa fille et son succédané, s’affairant comme à son habitude au milieu
d’un amoncellement de couronnes et de fleurs, invitant les uns et les autres à
venir prendre un verre à la mémoire du défunt dans le jardin de leur ancienne
maison, où une table a été dressée. De son chagrin, de son sentiment sur ce pan
d’histoire qui s’achève, commencé cinquante-deux ans plus tôt, en mil neuf cent
douze, l’année de ses vingt-cinq ans, puisque c’était notre repère pour
retrouver son âge, elle ne laisse rien transparaître. Peut-être se
débarrasse-t-on assez facilement d’une vie qui vous a été plus ou moins
imposée, comme son mariage qui avait été arrangé par les deux familles
soucieuses d’unir leurs commerces prospères. Du coup, les quatre maternités qui
s’ensuivirent, il est difficile d’y voir le triomphe de l’amour, même si cette
rudesse, cette brusquerie avec les enfants, il faut sans doute en chercher la
cause plutôt du côté de son propre héritage maternel que de ces épousailles aux
allures de fusion d’entreprises. Et donc, pendant tout ce temps, on prend son
mal en patience, on ronge son frein, et, le moment de la délivrance venu, que
l’on a plus ou moins rêvé toute sa vie durant, il semble, après les formalités
d’usage, tristesse et deuil, qu’on pourra reprendre les choses là où on les
avait laissées un demi-siècle plus tôt. Mais un coup d’œil dans un miroir et la
réalité crue, l’apparition de la princesse Angeline, se charge de remiser les
dernières illusions au rayon des regrets éternels. On peut imaginer
aussi – car le décès subit de son gendre, quelques mois plus tôt, en
a sonné plus d’un, et elle, sans doute au-delà de ce qu’elle a montré, qui,
laissant sa maison, s’est précipitée au secours de sa fille, laquelle après
quelques semaines de cohabitation difficile, préférant demeurer seule avec son
chagrin, a renvoyé ses vieux parents chez eux – que la disparition
d’un monsieur de
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