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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux
Autoren: Jean Rouaud
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doutions pas de la sincérité de ses sentiments, mais c’est une
caractéristique que l’on retrouve chez ceux qui ont l’habitude de ne rien
dévoiler d’eux-mêmes, ou du moins s’en persuadent, et qui, au moment de faire
part de ce qu’ils ressentent, craignant de n’être pas suffisamment explicites
et de demeurer incompris, faute de naturel, empruntent à la technique du mime
ses expressions les plus appuyées, sourcils levés, front plissé, bouche en
forme de croissant (cornes en haut pour la joie, en bas pour la tristesse),
mouvement de recul d’une pièce d’artillerie pour dire l’effroi, et le tout à
l’avenant. Notre maman-Deburau avait ainsi à son répertoire une façon bien à
elle de remercier, qui l’obligeait à joindre le geste à la parole trop ténue,
de son point de vue, d’un simple merci, étreignant par exemple vigoureusement
les mains de cette dame qui nous apportait chaque dimanche des œufs de sa
ferme, ce qui eût été sans conséquence – sa poigne ne cassait pas des
noix – si au milieu de cet enchevêtrement de doigts elle n’avait
discrètement glissé – car la discrétion est la première des vertus en
ces contrées de l’ouest –, pour vos enfants, jugea-t-elle bon de préciser,
un paquet de bonbons, lequel, ainsi comprimé, gonflait comme les joues d’un trompettiste
de jazz avant, sous une ultime pression chargée de transmettre une
reconnaissance infinie, d’exploser en projetant un feu d’artifice de douceurs
sucrées à travers la cuisine.
    Mais là, serrant Madeleine Paillusseau dans ses bras, elle
était comme nous ne l’avions jamais connue, c’est-à-dire dans le tendre secret
de son enfance, sans défense, oh Madeleine, et, par cet emploi du prénom seul,
il nous semblait qu’il s’agissait d’une autre personne, de sorte qu’elle dut
nous expliquer en nous la présentant qu’il s’agissait, je vous ai souvent parlé
d’elle, de Madeleine Paillusseau. Alors là, bien sûr, dit comme ça, ça
changeait tout. Ce qui changeait aussi, c’est qu’on l’aurait imaginée plus
âgée, au lieu qu’on lui donnait une petite dizaine d’années de plus que maman,
d’où l’on déduisait qu’elle ne devait pas être bien vieille au moment d’entrer
au service de la famille Brégeau, mais c’était fréquent dans les campagnes, ce
placement précoce des jeunes filles. D’ailleurs il suffit de se rappeler notre
Marie-Antoinette qui n’avait que quinze ans lorsqu’elle s’installa chez nous,
tout juste sortie de son village et de sa ferme d’une autre époque, au sol en
terre battue, à l’eau au fond du puits dans la cour, à charge pour elle, à cet
âge des rêveries adolescentes, d’assurer l’entretien de la maison, pour lequel
maman dut lui enseigner patiemment les gestes les plus élémentaires qu’elle
n’avait jamais vu faire, et de s’occuper de nous trois qui ne trouvions rien de
mieux pour la taquiner que de soulever sa robe en ricanant. L’aveu n’est pas
facile mais je nous revois dans l’allée du jardin sous la voûte en berceau,
constellée de roses, de la tonnelle. En fait, Nine n’y était pas, qui avait dû
prendre la défense de notre souffre-douleur et arrêté d’un je vais le dire à
maman nos jeux cruels, car ils étaient cruels puisqu’elle pleurait, la toute
jeune Marie-Antoinette, ce qui ne semblait pas, ses larmes, nous troubler. Et
donc Madeleine Paillusseau devait n’être guère plus âgée à ses débuts dans la
maison du tailleur, même si au regard de l’enfance la vieillesse commence très
tôt. Pour une petite fille cela suffit, cette adolescence canonique, pour faire
une maman de rechange, surtout quand l’autre, la génitrice, a la tête ailleurs.
    On l’aurait imaginée aussi plus rondelette, comme une bonne
fée de la Belle au bois dormant, robe bouffante et tablier blanc, ceinture
nouée dans le dos, cette apparence d’édredon douillet qui donne envie d’y
enfouir ses frayeurs enfantines, car le cerveau est ainsi fait qu’il associe la
douceur aux courbes et la dureté aux angles, mais en fait elle était presque
aussi menue que maman, si bien que cette relation filiale dont elle nous avait
parlé se brouillait devant ces veuves jumelles enlacées qui communiaient dans
le partage des mêmes douleurs. Annick, répondait en écho Madeleine, expliquant
à présent qu’elle n’avait pu se déplacer pour l’enterrement de Joseph car son
mari était à ce moment au plus mal,
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