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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux
Autoren: Jean Rouaud
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soixante-seize ans, fût-il son époux, a quelque chose de plus
naturel, marquant, somme toute, un retour à la norme qui permet de se dire
qu’enfin le monde retrouve un peu de bon sens. En conséquence de quoi on ne va
pas en faire toute une histoire.
    Car tout se passe comme si notre père, par son départ
précoce, à quarante et un ans, s’était arrangé pour conserver le leadership
établi de son vivant. On croit en avoir fini avec le grand gêneur, celui qui
fait de l’ombre, auprès duquel il est difficile de pousser, de se faire une
place, après lequel il n’est pas commode de passer, et puis, ceux-là, de sa
trempe, sont faits d’un tel matériau qu’ils trouvent encore moyen par leur mort
de se distinguer. Pas aussi évident qu’on l’eût cru d’occuper le terrain laissé
vacant par leur départ. Alors quoi ? se suicider à trente-cinq ans dans le
simple but de leur voler la vedette en établissant un nouveau record de
précocité mortelle ? Et sans garantie aucune, ce qui oblige à y réfléchir
à deux fois au moment de mourir. Ainsi là, dans ce cimetière, des trois veuves,
on voit bien que l’une l’est davantage, et donc que tous les morts ne se valent
pas. Le mari de Madeleine Paillusseau ne lui à pas même laissé son nom, et le
silence de grand-père l’avait déjà depuis longtemps consigné au royaume des
absents. Et donc n’en reste qu’un, toujours le même.
    Ou est-ce nous qui, obnubilés par ce qui nous est arrivé,
ramenons tout à notre chagrin ? Notre maman devant la fosse ouverte où
l’on descend maintenant cahin-caha le cercueil soutenu par deux cordes, dont le
bois de chêne cogne contre les parois du caveau, il est plus vraisemblable que
c’est à son père que s’adressent en cet instant ses larmes, et que c’est à tort
que nous les confondons avec celles déjà versées. Peut-être qu’elle et
Madeleine Paillusseau, au lieu de confronter leurs veuvages, se remémorent à
mots codés les moments lointains partagés avec cet homme secret dont nous
savons juste que sur la fin il fumait cigarette sur cigarette, dormait en
conduisant et cachait sa réserve de bonbons sur la plus haute étagère du
placard de la cuisine. Elle dit : Annick, et il conviendrait
d’entendre : avec moi il fut toujours un homme loyal, prévenant, jamais un
mot plus haut que l’autre, comme avec ses ouvrières, et d’ailleurs
rappelle-toi, celle, la pauvre au visage pâle, qui toussait si fort qu’il
l’envoya sur ses deniers – nous sommes avant l’été trente-six et pour
les ouvriers on n’a encore rien prévu – dans un établissement du bord
de mer qui ne put rien, hélas, pour sa tuberculose, mais il était ainsi, bien
que n’en faisant jamais étalage, de sorte qu’au début on pouvait le trouver
sévère, mais un signe qui ne trompe pas, elles chantaient, toute la journée,
les ouvrières, dans l’atelier, où ton grand plaisir était de les rejoindre, de
coudre au milieu d’elles tandis que lui, le maître tailleur, découpait les
pièces de tissu, les épinglait sur un mannequin décapité et démembré aux
hanches larges, moulé dans une toile chocolat, procédant silencieusement aux
essayages, un bracelet piqué d’épingles à son avant-bras gauche, ajustant une
manche, redessinant d’un coup de craie plate une encolure. Elle dit :
Madeleine, et nous devrions comprendre qu’elle se souvient, que tout lui revient,
les livraisons dans les fermes en sa compagnie d’où ils repartaient avec
quelques provisions de bouche en échange d’une pièce de drap, voire avec une
chèvre pour un troc plus important, les voyages à Nantes chez les grossistes et
les particuliers, les longues tablées animées dans la grande salle à manger
éclairée par de larges fenêtres – ce qui te fait combien de milliers
de repas servis, Madeleine ? –, les soirées musicales, lui au violon
ou au piano, composant avec ses amis un petit orchestre de chambre auquel il
rêvait d’adjoindre ses trois filles et son fils à qui il faisait prendre aux
unes des cours de piano, à l’autre de violoncelle, et comment il dut déchanter
car aucun ne persévéra. Et c’est peut-être la raison de son silence, ce chant
qu’il vit mourir sous les doigts malhabiles ou peu intéressés de ses enfants,
qui lui resta en travers de la gorge et qui finit par l’étouffer, qui sait. Et
puis tout ce que nous ne savons pas et qui se cache derrière cette remarque de
Bernadette, dite
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