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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux
Autoren: Jean Rouaud
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peu probable qu’elle les entende. Mais ils se
trompent, bien sûr. Elles le sentent, qui humectent délicatement ses lèvres
quand une grimace contracte son visage livide, qu’elles interprètent comme
l’une des dernières paroles du Christ en croix. Votre maman n’est plus qu’une
petite ride de vie sous les draps, et pourtant rien encore ne change. Elle est
toujours parmi vous.
    Vous – non, pas vous, moi, comme toujours aussi,
emprunté, maladroit, au moment de la quitter essayant de lui faire passer une
déclaration d’amour qui sonne aussi étrangement que les vœux de bonne année que
je lui adressais quand nous passions la soirée du réveillon en tête à tête.
Mais là, inutile de faire les pieds au mur, après, ce ne sera plus comme avant.
Après commence quand, poussant la porte de sa chambre, vous êtes frappés par le
silence qui y règne au lieu que quelques instants plus tôt elle résonnait du
râle effrayant de la mourante, rauque, rapide au point qu’il était impossible
de calquer votre respiration sur la sienne. Après, vous entendez votre sœur,
face à ce grand silence, au corps immobile qui a déjà sur les lèvres le rictus
moqueur des cadavres, pas si éloigné de celui qu’on lui connaissait, annoncer
stupéfaite : elle est morte, comme si nous nous étions habitués à cette
agonie et qu’elle ne devait jamais finir, comme si cette présence minimum nous
était devenue acceptable, familière et qu’il n’y avait aucune raison, devant
notre peu d’exigence, qu’on nous l’enlève. Et nous comprenons que notre mère
défunte a profité de notre absence momentanée pour nous épargner ce dernier
souffle, la poitrine qui s’affaisse et ne remonte plus, pour nous épargner
l’effroi, le cri et les larmes. Mais c’est normal, jusqu’au bout c’est bien
elle : surtout ne vous dérangez pas pour moi, mes petits enfants. Après,
il vous semble continuer à vivre sans assistance respiratoire. Après, ce que
vous éprouvez ressemble à un désœuvrement profond auquel aucun divertissement
ne remédiera jamais. Après, vous regardez le téléphone en sachant qu’il n’y a
plus personne à appeler, que vous n’y entendrez plus sa voix, et pourtant vous
vous surprenez à tendre la main vers le combiné. Après, vous vous sentez, de
fait, plus libre. La pression du regard intérieur s’atténue, même s’il est
toujours là. Cette liberté nouvelle, vous ne savez trop cependant quoi en
faire. Alors vous n’en faites rien, ou si peu : elle ne lira pas ces
lignes, mais vous ne vous sentez pas pour autant autorisé à vous aventurer
au-delà de cette moue bougonnante avec laquelle vous aviez pris l’habitude de
composer. Après, vous êtes attentif à ce qui en vous vient directement d’elle.
Un geste, une attitude, et c’est un bonheur de découvrir enfouie au cœur de vos
cellules une part intacte, vivante, de votre mère. Après, vous épluchez une
salade et, envoyant valser les grandes feuilles vertes bourrées de chlorophylle
pour n’en garder que le cœur blanc gros comme un poing, vous lancez soudain à
la cantonade : on n’est pas des lapins. Et vous sentez monter
intérieurement comme une déferlante, un rire moqueur qui vous est familier. Pas
de doute, c’est bien elle. Ah, je ris. Je ris de me voir.
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