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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux
Autoren: Jean Rouaud
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qu’être émue.
Du moins, c’est ce que vous croyez. En fait, pas du tout. C’est un silence
glacé qui achève sa lecture. Vous pouvez même l’imaginer : moue
ronchonnante et front buté. Allons bon, qu’est-ce que j’ai fait encore ?
    Vos sœurs vous l’apprennent : c’est Emilienne, la
blonde fiancée, qui ne passe pas. Comment l’a-t-elle reconnue ? Et
d’ailleurs elle ignorait que vous étiez au courant. Mais votre maman bientôt
vous le confirme, qui voit déjà sa rivale de toujours entrer furieuse dans le
magasin, faire un esclandre, renverser sauvagement les étagères, lui jeter à la
tête les services de verres, jouer aux soucoupes volantes avec les assiettes,
et, au milieu des débris de notre belle vaisselle, deux vieilles dames de
soixante-dix ans s’arrachant les yeux et les cheveux pour le compte d’un homme
qu’elles s’étaient disputé cinquante ans plus tôt et mort depuis trente. Mais
il est trop tard, bien sûr, pour modifier quoi que ce soit, sinon deux ou trois
mots qui ne suffisent pas à escamoter le bel antécédent. Du coup, l’hommage
final, il n’en est même pas question. Tout ce que votre mère trouve à dire,
outre l’épisode incriminé, c’est que vous n’étiez pas là, mais au collège,
quand une lampe à pétrole oubliée fila au point de recouvrir le sous-sol du
magasin d’une fine pellicule de suie, et que d’ailleurs votre père ne pouvait
avoir pris la situation en main étant donné qu’au moment du sinistre il était
mort, et qu’elle avait dû faire face seule, comme d’habitude, à la catastrophe.
    Tant pis. Vous ne ferez pas mieux la prochaine fois, il y
aura toujours quelque chose qui clochera. Pourquoi aussi attendre ce qui n’a
pas de raison de venir ? Pourquoi chercher à tout prix à la
convaincre ? Qu’est-ce que vous allez l’embêter avec vos histoires ?
Bientôt vous travaillerez sans son regard, vous pourrez la faire entrer dans
vos livres, quand vous la teniez à l’écart de vos manœuvres par crainte
d’affronter sa réaction. Sans risque qu’elle vous contredise ou vous fasse la
tête. Car bientôt elle ne lira plus vos lignes, la petite silhouette blafarde
qui se vide inexorablement de son sang. De ce moment où vous avez su que son
espérance de vie se calculait en semaines, chaque fois que vous essayez
d’imaginer la vie sans elle, c’est comme un vertige qui vous prend. C’est même
inimaginable. Vous avancez vers le vide et vous n’avez aucune idée de votre
capacité à survivre en apesanteur. Même dans cet état, elle vous va, votre
maman.
    Plutôt que de se coiffer d’une perruque qui ne fait pas
vraiment illusion, toujours de guingois, comme une casquette de travers sur la
tête d’un homme ivre, pour camoufler la perte de ses cheveux, elle a préféré
adopter un turban seyant qui la fait ressembler à Arletty. Quand elle se déplace
à petits pas, les deux mains en avant prêtes à agripper un meuble ou à prendre
appui contre une cloison, elle vous donne encore une leçon d’élégance et de
tenue. Plus que cette rapide dégénérescence du corps physique, l’insoutenable
est de croiser son regard qui vous interroge, qui dit qu’il sait, et qu’il sait
que vous savez, et qui attend pourtant la parole miraculeuse qui réduira cette
maladie de la mort à une mauvaise grippe dont on finira bien par se remettre,
après quoi tout recommencera comme avant. Mais vous n’arrivez pas à dire les
mots qui consolent, que d’ailleurs elle balaierait d’un haussement d’épaules,
qui la feraient rire si elle en trouvait la force.
    Vous êtes à côté d’elle qui entre maintenant en agonie. Vous
êtes devant ce mystère, que vous ne parvenez toujours pas à vous enfoncer dans
la tête : une formidable machine humaine dans quelques heures va s’arrêter
de fonctionner. Elle, en grande organisatrice de ses jours, a tout prévu. Pas
une facture qui ne soit réglée, pas un papier qui ne soit classé. Depuis
quelques semaines elle a fait le ménage autour d’elle, ne voulant pas que ceux
qui avaient assisté à son triomphe la voient ainsi. Elle a débranché le
téléphone, fait dire qu’elle n’était là pour personne, que pour ses enfants.
Ils sont là. Vos sœurs, comme toujours, impeccables, qui lui prennent
tendrement la main, se penchent pour déposer un long baiser sur son front, lui
murmurent des mots doux à l’oreille, quand même les autorités médicales vous
ont expliqué qu’il était
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