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Noir Tango

Noir Tango

Titel: Noir Tango
Autoren: Régine Deforges
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les premiers soins et l’avait
fait coucher sur un lit pliant aux draps raides de crasse et de sanie. Sarah s’était
endormie.
    À son réveil, une forte femme, en uniforme, assez
belle malgré des traits lourds, était à son chevet.
    — Je suis le docteur Schaeffer, assistante
du docteur Oberheuser, médecin de ce camp de merde. Je vois sur votre fiche que
vous êtes allemande, juive et allemande ; c’est une de trop vous ne
trouvez pas ? Les juifs sont la lie de l’humanité et doivent être éliminés
comme tels. Notre Führer l’a bien compris qui a décidé de débarrasser le monde
de ces sous-hommes, ces presque singes. Mais comme vous êtes malgré tout
allemande, je vais vous soigner pour que la juive puisse arriver en forme jusqu’à
la chambre à gaz.
    — La chambre à gaz ? avait murmuré
Sarah en se redressant.
    — Oui, c’est un moyen efficace d’éliminer
des centaines de parasites. Ah… ah… si vous les voyiez gigoter, se battre, s’entretuer
dans leur cage… comme des poux… ah… ah… comme des poux… Rien de tel qu’un bon
jet de cyclon pour se débarrasser de la vermine juive…
    Sarah l’avait saisie à la gorge et, avec une
force décuplée par la haine qui la brûlait, tentait de l’étrangler. Les cris de
la jeune déportée avaient alerté les kapos. Il n’en avait pas fallu moins de
trois pour lui faire lâcher prise. Toussant, crachant, le cou barré d’une
marque rouge où perlait un peu de sang, le docteur Schaeffer essayait de
reprendre son souffle. Sarah, à nouveau évanouie, l’arcade sourcilière ouverte,
les lèvres éclatées, gisait dans un coin.
    Ayant recouvré ses esprits et son souffle, le
médecin s’était acharné à coups de pieds sur le corps inerte. Sans doute l’aurait-elle
tuée si une des kapos n’avait dit :
    — Laissez, docteur, elle pourra servir
à vos expériences.
    Alors pour Sarah commença une longue
descente dans l’horreur.
    Jetée sur une paillasse au fond de l’infirmerie,
elle resta pendant plusieurs jours sans soins et sans nourriture, avec juste un
peu d’eau croupie apportée par une jeune déportée polonaise amputée d’une jambe.
Au matin du troisième jour on lui arracha ses vêtements déchirés et on la
traîna, brûlante de fièvre, mais lucide, dans une sorte d’enclos où étaient
parquées une centaine de femmes, nues, tondues, sans âge, réduites, pour la
plupart, à l’état de squelette, certaines amputées d’un bras, d’autres d’une
jambe, toutes avec des plaies à vif, purulentes, parfois grouillantes de vers, aux
épaules, au ventre, aux seins, aux cuisses ; recouvertes de croûtes de
sang, de boue, d’excréments, allongées ou accroupies sur un sol humide tapissé
d’immondices, de paille pourrie et de guenilles sordides. Projetée dans la
fosse elle fut repoussée avec des cris de colère et de douleur par les femmes
sur lesquelles on l’avait jetée et dut batailler, surmontant sa faiblesse, pour
échapper aux coups et aux morsures. La fièvre lui faisait tout appréhender avec
un sentiment d’irréalité. « C’est un cauchemar, pensait-elle, je vais me
réveiller. »
    Sarah ne se « réveilla » que
le lendemain avec une impression d’étouffement. Il faisait sombre. Où était-elle ?
Qui la retenait ainsi ? À grand peine, elle parvint à libérer un de ses
bras et, tâtonnant, essaya de se retrouver. Sa main saisit quelque chose de
glacé et de mou, puis de dur et glacé, de mou encore, de dur, de mou, de glacé,
de mou, de… avec un hurlement, elle jaillit de la masse des corps sous laquelle
elle était ensevelie. Mortes, elles étaient toutes mortes, les femmes mutilées
de l’enclos ; des mortes bleues, vertes, grises, jaunes, couleurs qui
transparaissaient sous l’ordure. Les visages figés dans une grimace de douleur,
une bave épaisse sortant des bouches ouvertes, les membres tordus, les corps
arqués par quelle intolérable souffrance ? Mortes ! comment ?… Pourquoi ?…
Quand ?… Que faisait-elle, apparemment seule vivante, nue, tournoyant, essayant
de fuir, écrasant une tête, s’enfonçant dans un ventre, brisant une épaule, piétinant
dans une bouillie brune et puante, titubant, tombant, se relevant, retombant à
la recherche d’une issue… Et puis ces rires, ces battements de mains, cet air
allègre d’harmonica et, soudaine, cette odeur d’essence… Oh, ce cauchemar !…
Elle avait cru se réveiller mais elle dormait encore.
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