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Noir Tango

Noir Tango

Titel: Noir Tango
Autoren: Régine Deforges
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trop lents à son gré ;
Françoise n’osait plus rien dire depuis qu’un vieux maçon avait grommelé sur
son passage : « Putain. » Les épaules voûtées, elle s’en était
allée et n’avait plus jamais remis les pieds sur le chantier.
    L’arrivée de Léa stimula tout le monde, c’était
à qui avancerait le plus vite pour lui faire plaisir. Elle eut la surprise de
retrouver le bureau de son père presque intact : la suie seule avait sali
les livres, les murs et les tapis. Sans demander leur avis à ses sœurs, elle s’installa
dans cette pièce. Si on l’avait écoutée, les choses seraient restées dans l’état
où elles étaient, mais François réussit à la convaincre de faire repeindre, nettoyer
les tapis et changer les rideaux. La seule chose pour laquelle il n’eut pas
gain de cause fut le vieux divan : Léa ne voulut rien entendre ; on
ne toucherait pas à ce meuble qu’elle avait toujours connu vieux et abîmé ;
François s’inclina.
    Léa suivait avec
passion dans les journaux et à la radio le procès des tortionnaires du camp de
Bergen-Belsen à Luneburg. Elle se souvenait du chef du camp, Joseph Kramer, que
la police militaire anglaise avait eu bien du mal à arracher des mains des
déportés valides et des soldats britanniques et du docteur Fritz Klein que les
alliés avaient obligé à poser pour les photographes hirsute, botté, le visage
tuméfié, debout au milieu de milliers de cadavres nus. Elle se souvenait des
larmes des jeunes soldats anglais devant ces morts vivants qui tendaient vers eux
des bras si décharnés qu’ils n’osaient les toucher de peur de les briser, elle
revoyait la stupeur puis l’horreur des médecins quand ils avaient découvert que
l’on avait prélevé sur certains cadavres les joues, les bras, les fesses et
même le foie et compris, qu’ils avaient été mangés par des détenus rendus fous
par la faim.
    Quand en finirait-on avec cette épouvante ?
La guerre était terminée, il fallait oublier. Oublier ? Non, on ne pouvait
pas, on ne devait pas. Et sans cesse se heurtait dans l’esprit de Léa cette
contradiction. C’était pour elle d’autant plus difficile qu’elle se refusait à
en parler, même quand ses cauchemars la réveillaient, hurlante, au milieu de la
nuit. François avait essayé de la questionner mais avait dû y renoncer devant
ses larmes ou sa colère. Il lui expliquait que dire les choses permettait de
les mieux comprendre, de les mettre à leur juste place, mais Léa rejetait ce
sage discours. Albertine de Montpleynet, à qui il avait fait part de l’attitude
de Léa, de ses peurs et de ses angoisses, lui avait dit d’être patient : c’était
trop tôt encore et il faudrait du temps, beaucoup de temps pour que, sinon l’oubli,
du moins une sorte de sérénité vint à Léa.
    Mais comment ? Le souvenir des moments
de bonheur était sans cesse effacé par les souvenirs d’horreur. Parmi eux celui
de la mort de Raoul Lefèvre qu’elle avait enterré, aidée de son frère Jean et
du docteur Jouvenel, le long du chai derrière le massif de troènes et de lilas.
Le corps de son ami d’enfance était toujours là. Un jour qu’elle déposait sur
cette tombe de fortune une pensée cueillie dans une jardinière, elle avait été
surprise par François. Il connaissait les circonstances de la mort de Raoul, mais
elle ne lui avait jamais parlé de l’endroit où celui-ci reposait. Il l’engagea
vivement à prévenir la gendarmerie. Cette nouvelle épreuve fut adoucie par la
joie de revoir, à l’occasion de ces moments pénibles, Jean Lefèvre vivant.
    Tôt le matin, les
gendarmes arrivèrent suivis des maires de Verdelais, de Saint-Macaire et de Saint-Maixent,
d’anciens résistants camarades du défunt. En présence de madame Lefèvre
soutenue par son fils survivant, on procéda à l’exhumation. Le temps et la
nature avaient fait leur œuvre : un squelette dans des lambeaux de
vêtements que la mère reconnut. Pas un cri, pas un gémissement, seulement un
silence oppressant souligné par le crissement des pelles s’enfonçant dans le
sol meuble et le choc sourd et mou de la terre rejetée. Venu avec Jean Lefèvre,
un jeune prêtre au visage émacié, flottant dans la soutane noire verdie d’usure,
bénit la triste dépouille que l’on déposa dans un cercueil.
    Incrédules et heureux, Jean et Léa étaient
tombés en pleurant dans les bras l’un de l’autre. La mère de Raoul avait serré
l’amie de
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