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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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des
livres… » La table était nue. Quel étrange arrachement ! La voix grave
et moqueuse de l'Ancien, le clin d’œil de Malych-Petit-Gars, les joues fripées
de Tatarev, l’odeur de bêtes humaines et de gros tabac du Chaos… La nostalgie
de ça le prenait à la gorge. – Séparé à jamais – de cette misère, seul ici, seul,
seul, seul, seul, seul…
    La première nuit fut pesante, malgré la satisfaction du
linge propre et des draps. Ganna, Svétlana, – que faisaient-elles à ces
instants ? Il allait s’endormir, un visage s’approcha du sien. De blonds
cheveux fous autour du front, un regard sans fond d’yeux bleus, creusés, la
bouche noire, – la bouche noire murmurait : « On me torture, vous
entendez ? Je ne peux pas répondre à toutes ces questions, à des questions
toute la nuit, toutes les mêmes, toujours différentes. Je deviens folle, vous m’entendez ?
Eh bien ! » (la voix se fit suppliante avec l’intonation de Ganna).
« Aidez-moi donc, Mikhaïl Ivanovitch… » Et tout à coup les yeux ne
furent plus bleus, mais bruns, il y eut autour les fins cercles d’écaille, et c’était
Ganna, Ganna torturée. « Micha, disait-elle, Micha, finissons-en. Ne
résiste plus, c’est moi qui n’en puis plus, Micha, aie pitié de nous… »
    Il sortit, le front en sueur, de ce cauchemar ; il se
vit couché dans la clarté de l’ampoule électrique, le silence de la nuit, la
solitude, hors du temps. Et les jours et les nuits s’écoulèrent dans le vide, paisiblement.
    Tout commença par une obscure douleur dans la région du
cœur. Mais était-ce bien la région du cœur ? Nous ne savons exactement ni
où est notre cœur ni ce qu’il est. La pensée dévia aussitôt de sa divagation
normale et s’orienta, par de bizarres détours, vers un foyer d’inquiétude. La
douleur persistait, comme si elle se fût complue à reposer là, dans cette
chaude poitrine. Mikhaïl Ivanovitch se souvint d’une main posée à cette hauteur-là
sur sa chair et qui s’y attardait, une main rafraîchissante. Ganna murmurait :
« J’aime à entendre battre ton cœur… Et c’est pourtant terrible d’entendre
battre un cœur. J’ai quelquefois peur du mien, la nuit… » Ces paroles et
ce geste ne lui étaient encore jamais revenus à la mémoire ; ils
appelèrent maintenant une grimace, peut-être celle d’un sourire désemparé, sur
son visage où la sueur commençait à perler. La douleur s’élargissait, creusant,
fouillant son être à l’emplacement du cœur, à l’emplacement-du-cœur… Il sentit
que son nez s’amincissait, que la peau, sur ses tempes, était pareille à une
feuille de parchemin et qu’une sueur qui était à la fois froide et brûlante – ou
ni froide ni brûlante, pire, une sueur d’angoisse – mouillait son visage. Maîtrise-toi,
ce n’est qu’une attaque au cœur, – et si c’était pis, maîtrise-toi encore, maîtrise-toi.
Couché, il contemplait souvent au plafond de la cellule des lignes et des
ombres visibles dans la couleur blanche. Son imagination y découvrait des formes,
trop immobiles, mais qu’il changeait à son gré. Il essaya de les retrouver :
un masque japonais, une vague tête de Pouchkine, un torse de femme aux bras
coupés, une voile… La sueur et la douleur furent plus fortes que ce jeu
dérisoire. Son esprit n’était plus qu’une petite lumière tapie quelque part, sous
le crâne, éclairant une trouble débâcle intérieure. La douleur rôdait dans
toute sa chair, il ferma les yeux, les rouvrit, – ça n’avait pas de limites, pas
de… Sueur, sueur mortelle. Au plafond l’ampoule électrique.
    Et la douleur s’évanouit, comme elle était venue. Mikhaïl
Ivanovitch Kostrov, chargé du cours d’hist. mat. – matérialisme historique – à
l’Université communiste du nom de Sverdlov, se leva de sa couche de prisonnier,
en caleçon et chemise, courut à la porte, les pieds nus, sur le parquet froid, frappa
doucement au guichet, écouta le silence paisiblement éclairé de la cellule. Des
pas feutrés glissèrent dans le corridor, il y eut un claquement de doigts, un
colloque à voix basse. La réalité revenait en bloc, d’un seul coup. Une des
portes voisines s’ouvrit et se ferma. « Tiens, on l’interroge encore. Chaque
nuit, depuis cinq jours… Tiens… » La porte s’ouvrit brusquement et Mikhaïl
Ivanovitch recula devant un gardien très grand, très large d’épaules, – ceintures,
courroies, –
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