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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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    D’ordinaire on se le disait volontiers. On n’en disait d’ailleurs
pas davantage, sauf désir de confidence, et cela restait une indication très
vague. L’Ancien fit un bizarre clignement d’œil et répondit :
    – J’vous l’dirai pas, mon cher. Peut-être que je ne le
sais pas moi-même. Y a des cas comme ça, y en a. Dans l’Chaos, voyez-vous, la
moitié des frères mentent : et la moitié des autres savent pas c’qu’y
disent parce qu’y savent pas au juste ni les uns ni les autres c’qu’y leur
arrive. Faut vous dire que j’crois au destin. Sûr et certain, qu’on a chacun
son destin et qu’y a encore un destin pour tous où tout ça s’balance comme qui
dirait à la révision des chiffres de contrôle par la Commission du plan… Seulement,
convenez-en, on n’peut pas vivre sans secret. Il faut un mystère dans le Chaos.
Eh bien, c’est moi. Personne ne sait ce que je suis. Je ne le dirai jamais. À
personne. Pas même à Eux…
    Le mot Eux prit dans sa
bouche et ses yeux d’étranges proportions. Il embrassa les quinze étages de
ciment, les deux cents bureaux, les bataillons spéciaux, le Collège secret, tout
ce qu’on ne sait pas de cette prodigieuse armature puissante et compliquée, dans
laquelle les hommes sont aussi inexorablement emportés que le grain dans le van.
    – Ils peuvent me tenir jusqu’au dernier jugement, camarade.
Je ne leur dirai rien. Rien. Entends-tu. Ils voudraient tout savoir, ha ha ha !
Et ils ne savent peut-être même pas ce qu’ils me veulent. Et moi je me tais. C’est
ça le secret. Ya pt’être rien. Y a pt’être tout.
    Le mot tout contenait
la menace, l’aveu, l’effroi, la nuit, l’ironie, – tout. L’Ancien riait. Sa
bouche plantée de dents jaunes était saine, une infime lumière d’yeux brillait
sous ses sourcils, – très loin.
    Puis, sérieux, il s’inclina presque à l’oreille de Mikhaïl
Ivanovitch.
    – T’as raison de leur écrire tous les trois jours des
petits papiers. Faut ça.
    Pourquoi ? fit Mikhaïl Ivanovitch.
    – Pour toutes les boîtes qu’ils ont. Les petits papiers
ils les numérotent et ils les classent dans des petites boîtes, et les petites
boîtes dans des armoires et y en a quinze étages d’armoires, frère. C’est
important.
    Mikhaïl Ivanovitch pensa que l’Ancien se moquait de lui ;
en tout cas, il n’en laissait rien paraître. « Non, se dit Mikhaïl
Ivanovitch, il est fou. » Mais à partir de ce moment il le respecta
davantage. Et il continua d’écrire tous les trois jours des petits papiers :
    Au camarade juge d’instruction
des affaires politiques, réclamation de… membre du parti depuis 1917.
    … Au camarade procureur chargé
du contrôle du service politique… réclamation de… membre du parti depuis 1917.
    … Au camarade président du
Collège spécial du service politique… réclamation de…
    … Au camarade président de la
Commission centrale de contrôle du parti, réclam…
    C’étaient des petits rectangles de papier hygiénique écrits
au crayon de l’aniline ; des textes indignés, humiliés, suppliants, précis,
enfantins, nuageux, contournés, faux et vrais. Comme une vingtaine de citoyens
du Chaos écrivaient, deux fois par semaine l’Ancien en remettait tout une
liasse au premier gardien.
    Quand Mikhaïl Ivanovitch se trouva brusquement tiré de ce
monde souterrain, ramené à la surface de la terre, au grand jour de la vie
ordinaire, c’était dans un petit bureau assez bien rangé, orné d’un portrait du
Chef faisant vis-à-vis à un plan de Moscou. La fenêtre donnait sur des toits
poudrés de soleil : des clochetons d’un vert délicieux y attiraient le
regard. Il était rassurant de voir la vie continuer si paisiblement. Des restes
de neige salie par les fumées achevaient de fondre sur les côtés des toitures
exposées au nord. Le gardien immobile attendait à la porte, le petit bureau
était vide. Mikhaïl Ivanovitch, ayant tourné la tête, se reconnut – mal, avec
un petit choc désagréable – dans la vitre d’une armoire pleine de dossiers.
Son image désincarnée y vacillait sur fond de paperasses. Il avait maigri, vieilli
et blêmi. Son nez lui parut durci mais comme vidé : une étrange
inconsistance s’exprimait dans ce visage de chemineau à la barbe désordonnée. Mikhaïl
Ivanovitch reconnut en lui-même l’habitant du Chaos. « Citoyen du Chaos »,
se dit-il avec une ironie amère, car il
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