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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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contrôle de la Commission du Plan l’indiquent
assez. Alors, on a peur de nous, bien que nous nous taisions… »
    Le Chaos était une chambrée rectangulaire contenant six
couchettes et trente prisonniers. La buée des haleines y coulait le long des
murs, la fumée du tabac y était telle que l’on se mouvait dans un nuage
étouffant. Il faisait très chaud, on avait la chair moite, la migraine, des
envies de vomir. Quelqu’un vomissait toujours, ou pissait ou déféquait sur la
tinette ; et les nouveaux venus, casés dans ce coin-là, vivaient dans la
puanteur et les sales bruits organiques. On couchait sur et sous les lits ;
pour se mouvoir, on réservait d’un commun accord, en se serrant, tous, accroupis
ou debout, les uns contre les autres, un étroit espace le long du mur du fond, appelé
le boulevard. À tour de rôle, chacun pouvait se promener un peu. Le soir, quelque
part au-dessus, après plusieurs étages qui étaient des univers clos, superposés,
un orchestre de cuivres attaquait des airs entraînants pour faire tourner au
club du IV e bataillon spécial, des gars en uniforme et des blondes, des
châtaines, des brunes, des rousses, oui, même des rousses, trop poudrées, les
épaules couvertes de ces jolis châles voyants que l’on vendait vingt et un
roubles à la coopé du Service politique. Un fantôme à barbiche, levé dans la
brume du Chaos, racontait en avoir revendu de ces châles « et elles se
trémoussent là-haut, ces petites putains, et moi j’suis là pour six châles, ah,
si c’est la vie, merde », l’injure dégoulinait de sa bouche, les cuivres s’exaltaient.
Trente fantômes aux voix étouffées par le règlement s’agitaient là, s’arrangeant
pour vivre les uns sur les autres, se gratter sans trop gêner le voisin, partager
équitablement l’eau tiède, le pain noir, de tout petits morceaux de sucre, tuer
le temps, tuer la peur. On eût dressé une liste assez complète de crimes
possibles, crapuleux et nobles, imaginaires, fictifs, réels, inimaginables, en
cataloguant leurs histoires qu’ils ne racontaient guère d’ailleurs que souffle
à souffle, crainte des mouchards.
    – Tiens, ce vieux-là, à droite du baveux qui est couché
la plupart du temps ; c’en est un. On lui a promis quèque chose pour qu’il
écoute, il écoute tout et il en ajoute. Où qu’il aille, on l’ratera pas, tu
peux m’croire.
    On eut dressé une liste plus complète encore des souffrances
vaines et des innocences inconscientes à scruter un peu leurs consciences de
fantômes. L’Ancien était le plus grand – par la taille – le plus osseux et le
plus sage des habitants du Chaos : ses sourcils embroussaillés et son
menton en pierre taillée surgissaient, à chaque difficulté, d’un brouillard de
gros tabac, et faisaient l’ordre, la paix.
    – J’ai tout Dostoïewski dans mon Chaos n° 16, disait-il
fièrement et plus que ça ! Trente et un malheurs ce matin..
    Deux trotskystes, un vrai, un douteux discutaient, le vrai
sous le lit, l’autre dessus, à voix basse les objections de Radek à la théorie
de la révolution permanente. Mikhaïl Ivanovitch les repéra, mais il avait lui, abjuré,
en l’an 29, reconnaissant que la collectivisation… Ils se montrèrent peu liants.
Mikhaïl Ivanovitch, désemparé, rechercha et obtint la sympathie d’un bossu
blême, qui avait illégalement fabriqué du savon. Le fantôme débraillé qui
arpentait lentement le boulevard – quatre mètres quatre-vingts d’un bout à
l’autre – s’arrêta tout à coup et dit d’une voix assez forte :
    – Citoyens et camarades ! Excusez ma liberté
grande. J’en peux plus. J’demande la permission de pleurer. T’entends, l’Ancien ?
La permission de pleurer.
    La voix sûre de l’Ancien vint de la zone d’ombre, sous le
placard lumineux de la fenêtre.
    – Pleure, vieux, tant qu’tu veux, tant qu’tu peux. C’est
ici ton seul droit de citoyen. J’défends d’en rire, camarades. Seulement, tâche
d’pas faire d’bruit. L’règlement est la loi suprême.
    On regarda. Les parties de dés et de dames s’interrompirent.
Dés et pions en mie de pain séchée perdirent instantanément l’être. L’homme (ce
n’était plus un fantôme) avait un visage terriblement creusé, couleur de
muraille, de terre, d’amertume, de folie. Il n’y a pas de mots pour dire cette
couleur de la face humaine que personne n’a jamais peinte. Hérissée de poils
cendreux, cette face
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