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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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venait de penser : « Diable, ce
régime-là vous détruit vite l’organisme. »
    – Bonjour Mikhaïl Ivanovitch ! fit derrière lui
une voix cordiale.
    Le juge d’instruction, un beau militaire d’une trentaine d’années,
la pipe au bec, le considérait en vieille connaissance.
    – Asseyez-vous. Cigarettes ?
    L’entretien fut dénué de sens. En somme, on ne reprochait
rien à Mikhaïl Ivanovitch. Seulement, voilà : il convenait qu’il scrutât
lui-même sa conscience. On s’expliquerait ensuite entre camarades. On ne
doutait pas de son dévouement : c’était même pourquoi on y faisait appel
en cette circonstance. Les deux hommes attablés face à face et fumant parurent
jouer un jeu compliqué au moyen de phrases à double sens mêlant la menace
voilée à l’objurgation pateline ; le ton passait du paternel à l’officiel.
    – Enfin, ce sera comme vous voudrez ! finit par
dire le juge d’instruction. Excusez-moi, j’ai peu de temps…
    Mikhaïl Ivanovitch éclata à ce moment.
    – Tout de même, non ! qu’est-ce que ce vilain jeu ?
Vous vous foutez de moi ? Je veux savoir de quoi il retourne, vous m’entendez !
Et je veux que vous sachiez dans quelles conditions vous me tenez. Qu’il y ait
des prisons pareilles dans la quinzième année de la révolution, c’est un
scandale abominable. Je doute que les prisons fascistes…
    – Oh, oh, fit doucement le juge d’instruction, voilà
une comparaison malheureuse ; elle sent son contre-révolutionnaire d’une
lieue.
    Mikhaïl Ivanovitch rougit. D’ailleurs la minute d’emportement
l’avait fatigué. Les pulsations de son cœur remplissaient sa poitrine d’un
bruit oppressant. Il voulut prendre une cigarette : mais ses doigts
tremblants ne trouvèrent que le vide, sous une feuille de papier de soie, dans
la boîte du juge.
    – Calmez-vous, dit tranquillement celui-ci. Je ne
savais pas que vous fussiez si mal logé. Un militant informé comme vous devrait
pourtant comprendre que nous sommes débordés de besogne. J’y passe mes nuits, estimé
camarade, et n’ai point de jours de repos. Si les maisons d’arrêt sont
encombrées, la faute n’en est pas à la dictature du prolétariat, mais à la
contre-révolution qui nous assaille de toutes parts. Je m’excuse de vous
rappeler ces vérités premières. Buvez un verre d’eau. Je vous fais mettre en
cellule individuelle, vous y serez très bien. Au revoir, Mikhaïl Ivanovitch. Réfléchissez,
Mikhaïl Ivanovitch.
    Il poussait doucement, cordialement, le prisonnier par les
épaules. Dans le long couloir sombre que Mikhaïl Ivanovitch, précédant son
gardien, suivit, toutes les portes numérotées étaient closes. Une porte s’ouvrit
tout à coup et une jeune femme blonde aux cheveux fous, aux grands yeux cernés,
en sortit si violemment qu’elle faillit heurter le passant.
    – Pas si vite, citoyenne, fit quelque part une voix d’homme
autoritaire et basse.
    C’était déjà le passé, jamais ces grands yeux cernés, ces
blonds cheveux fous ne reparaîtraient. Mikhaïl Ivanovitch jurait en lui-même :
« Ah, nom de Dieu ! Mais c’est vraiment le Chaos, – et ce salaud qui,
– ce salaud, avec ses cigarettes, sa gueule d’hypocrite… »
    … Ascenseur. Deux hommes face à face, de nouveau, se frôlant :
l’un gros, fortement charpenté, cambré dans sa tunique d’uniforme. L’autre
vacillant, pris d’une démangeaison à l’aisselle, en proie à une colère
nauséeuse.
    – Entrez, citoyen (poliment).
    Mikhaïl Ivanovitch entendit se refermer la porte de la
cellule. L’homme de l’ascenseur avait été sans visage : un ovale standard
à la place du visage, un ovale… Mikhaïl Ivanovitch s’attendait au Chaos et c’était
tout à coup le silence, l’ordre, une lumière tamisée, la solitude. Il tourna
sur lui-même : la porte. Encore : la fenêtre. Barreaux. Écrou de fer
dehors. Le lit de camp. Il s’assit. Inexplicable : une brusque tristesse à
pleurer. Tous ces compagnons des instants passés – disparus à jamais. Et cette
solitude, ce tête-à-tête avec l’autre lui-même, qui ne lui ressemblait plus, hirsute
et sale, bouleversé de colère, compromise sa froide raison. La tête dans les
mains, il ferma les yeux, épaules voûtées. « J’ai eu tort de me plaindre
du Chaos… Ah ! » C’eût peut-être été la même chose s’il ne s’était
pas plaint. Ah ! Le silence écrasait. « J’aurais dû demander
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