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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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remuant nos
chaînes
Par la route du malheur,
Nous allons portant nos cœurs
Le long du destin amer,
Nous nous sauverons un soir,
Belle fille, tu nous aimeras,
Et puis on nous repincera,
Belle fille, tu nous pleureras…
    Cette strophe, la seule qu’ils connussent, ils la répétèrent
à n’en pouvoir plus ; de fatigue, de sourde tristesse. Rodion chanta avec
eux, tout en travaillant de la gaule, car il leur fallait une grande attention
pour ne pas être jetés par le courant contre des roches. Dans les moments
critiques, les trois gars, penchés sur l’eau ténébreuse, s’arcboutaient pour
accueillir le choc dans leurs poitrines, avec un seul rauquement assourdi et l’un
d’entre eux jurait. Ils reprirent au clair de lune le chant des chaînes et du
malheur, et de l’amour, et du déchirement, jusqu’au moment où ils s’embossèrent,
fourbus, dans une sorte de crique, pour y dormir. À l’aube, Rodion dit aux deux
gars qu’il avait de l’argent et ils lui vendirent trois roubles un morceau de
pain noir. Par prudence, il les quitta à quelques heures de la ville. Il sauta
adroitement sur la rive. Les deux gars, s’étant retournés, ne le virent plus. La
surface de l’eau miroitait, absolument calme et les arbustes immobiles s’y
reflétaient en vert émeraude.
    – Un évadé, fit l’un, Dieu soit avec lui.
    L’autre répondit, en écho :
    – Un évadé… Que le diable l’emporte…
    La ville commençait par de pauvres maisons en troncs d’arbres,
espacées derrière de petits enclos délabrés. Une fillette y surgit en courant, les
pieds nus, tout noirs. Rodion s’arrêta, émerveillé. Il regarda avec une joie
naïve, mêlée d’un tout autre sentiment, âpre et presque terrible, ces maisons
familières, toujours les mêmes, couvertes de chaume ou de planches tellement
usées par les intempéries que l’on voyait le ciel au travers. Quelle ville
était-ce ? Il n’osa pas le demander. Il se mêla aux gens, cherchant un
écriteau, un affiche du soviet local. Mais c’était une ville sans écriteaux, sans
affiches, peut-être sans nom, une petite ville banale, tout à fait anonyme, avec
des ruines d’églises, des coopératives aussi vides que partout, une file de
gens devant la boutique close du Tabak-Trust, un
marché misérable où les têtes allongées des chevaux, les visages des gens, les
vêtements, les rares sacs de grains, tout avait une couleur de boue sèche… Sur
le transparent rouge tendu au-dessus de la grande rue, Rodion vit, sans vouloir
les lire, des mots délavés par la pluie : enthousiasme,
industrialisation… Sa marche errante d’affamé le conduisit à un vaste
chantier hérissé d’échafaudages et de hautes carcasses de bâtisses en briques
rouges. Des camions ivres cahotaient dans des flaques de boue, sans effrayer
les petits chevaux résignés, attelés à d’antiques charrettes. Des tonneaux de
ciment crevaient une palissade et des hommes s’affairaient pesamment parmi les
camions, les chevaux, les charrettes, le ciment, les échafaudages. Rodion lut
sur une porte : Ici on embauche manœuvres, maçons,
charpentiers stucateurs et autres, soupe et baraque. Il poussa la porte.
Ça sentait le gros tabac, la chaux fraîche, le crottin, la benzine, c’était
plein de voix enrouées qui discutaient une histoire de charroi égaré, de
chauffeur saoul, de vingt-sept roubles, de commission de contrôle. Rodion s’offrit
comme aide-maçon.
    – Bon. Si tu sais y faire, on va te mettre à l’essai, à
la deuxième brigade, l’« Émulation socialiste » ; elle a un
rendement quotidien de 19 % supérieur à la moyenne du plan. Trois roubles
soixante-cinq par jour, la soupe des techniciens, t’as de la veine. Seulement, faut
la tâche, ici, frère, on exécute le plan, on ne veut pas de fainéants. Si ça ne
va pas, j’te fais passer demain à la quatrième, la brigade des jean-foutres :
tableau noir, deux roubles quarante-cinq et la soupe aux choux aigres, marque
La Colique.
    – Je ferai la tâche, dit Rodion, avec une imperceptible
note de raillerie envers lui-même. Je suis conscient, citoyen. Qu’est-ce qu’on bâtit
ici ?
    – La maison de la Sûreté du rayon, camarade prolétaire.
Alors, tu comprends qu’il nous faut du travail proprement fait. Y a l’émulation
avec les brigades pénitentiaires.
    L’équipe dont fit partie Rodion comptait une femme qui lui
apprit à porter, sur les reins, le dos, la nuque sa charge maximum de
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