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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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le cavalier morne. Le cheval baissait aussi
la tête, pour flairer la mousse au ras du sol et le cavalier se laissait porter,
veule, les mains ballantes. Le bois, autour d’eux, ne fut que désolation.
    Le sous-bois se teignit pour Rodion d’une chaude lumière
verte. Rodion remplaça le vieux, déporté dans une équipe d’abatteurs.
    – On a de la chance, dit le brigadier, ce soir on aura
fait la tâche…
    Ils la firent. Vers midi, quand le soleil cribla de diamants
les cimes pointues des sapins, les hommes, nus jusqu’à la taille, se démenèrent
âprement dans des flaques de lumière plaquées sur la terre rousse. Les haches s’acharnaient
sourdement sur des troncs dont les blessures que nul ne remarquait étaient délicatement
colorées. La résine fraîche y perlait en grosses larmes. Son odeur se mêla à
celle de la sueur. Une scie lançait son cri monotone en deux notes rythmiques, pareil
à la plainte d’une bête inconnue. En fin d’après-midi, les bûcherons mangèrent
du pain avec du poisson sec dans lequel brillaient des cristaux de sel. Quand
le soleil ne fut plus qu’une boule incandescente au bord dentelé des cimes, le
travail cessa tout à coup. Trop las pour jurer, les hommes avaient maintenant
des yeux enfoncés et luisants de malades et de lourdes mains calcinées aux
veines saillantes ainsi que des cordelettes bleues fantastiquement nouées sous
la peau. Rodion se redressa avec peine, tourmenté par des échardes, meurtri aux
jambes et aux épaules par les branchages d’un sapin dont la chute avait failli
l’écraser.
    – Ben quoi ! dit-il joyeusement, on vit !
    Personne ne lui fit écho. Il songea qu’il fuyait seul, que
les autres reviendraient demain et tous les jours suivants, peut-être tous les
jours d’une vie entière dans la forêt bourdonnante de silence pour y accomplir
cette tâche démesurée. Ils iraient indéfiniment de leurs taudis aux vieux
arbres condamnés, du sommeil au labeur, obsédés par l’idée de la tâche et par
la faim, car la tâche c’est le pain et le pain veut la tâche et ni la faim ni
la tâche n’ont de fin… Rodion les quitta parmi les ombres violacées du soir. Nul
ne songeait à lui qui s’attarda le dernier sur le sentier du retour. Esclaves !
Esclaves ! camarades !… Rodion leur dit adieu en lui-même avec un
soupir de délivrance. Il se guida sur les étoiles, les membres rompus de
fatigue, la tête ardente, la démarche chancelante et décidée comme d’un homme
ivre. Les sapins l’entouraient de hautes silhouettes immobiles, la roche
affleura soudainement au sol, il glissa, tomba, se releva, repartit en haletant
au milieu des ténèbres tantôt azurées, tantôt pailletées, car il y pleuvait des
étoiles. En réalité, – s’il y avait une réalité plus vraie que celle de sa
course à demi délirante – la soif et la fièvre faisaient danser des disques d’argent
dans ses prunelles élargies sur la nuit. Soif et fièvre ne lui permirent plus
de penser, mais il marcha, il marcha, se déchirant les pieds aux racines et aux
cailloux, jusqu’à l’heure la plus profonde de la nuit, la plus insensée de la
soif, la plus exaltée de la fuite, la plus proche peut-être de la mort… Sans
doute était-ce le lendemain ou le surlendemain. Les étoiles se glacèrent
instantanément, des profils d’arbres durs se déployèrent sur le ciel et Rodion
tomba à la renverse, traversé par cette idée, qui rampait dans son cerveau
ainsi qu’une petite flamme bleue sur le sol : « Je me noie… » Était-ce
le quatrième ou le cinquième ou le sixième jour de sa nouvelle vie ? Comment
se traina-t-il, en mâchant pour apaiser sa faim, des feuilles de sapin et de la
mousse verte, rafraîchissante au palais, qui avait un goût de pierre humide et
sous laquelle bougeaient encore, entre les dents, de tout petits vers salés, comment
se traîna-t-il hors du bois, en pleine clarté blafarde, vers le ruisseau qu’il
entendait distinctement murmurer, le ruisseau qu’il entrevoyait à cent pas, courant
parmi les racines, le ruisseau qui n’existait pas ? Comment ?
    Et tout à coup, le paysage se déploya sur deux plans ouverts,
les arbres en foule moutonnante se tassèrent dans un vaste passé, un éboulis de
roches figées dégringola vers le large ruban laiteux d’un fleuve, de l’autre
côté duquel s’allongeaient une plage de sable légèrement dorée, puis des
buissons, puis la steppe. Et la joie trop forte de Rodion
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