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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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fut accablée par la
peur. « C’est fini, c’est le mirage… » Désespéré, il descendit vers
le mirage. Ses toutes dernières forces se dépensaient en mouvements économes
pour ne point tomber (peut-être ne se fût-il plus relevé), trouver où s’agripper
des mains, où poser le pied, se rapprocher du mirage. Toute son intelligence
réveillée du silence, de la fièvre, de la soif, du délire, de la volonté même
de vivre qui fait naître le délire et le mirage, se concentrait sur l’eau
prodigieuse, étalée en nappe de ciel, de plus en plus près. Ce n’était pas un
mirage puisqu’elle se rapprochait, puisqu’il discernait des brins d’herbe tout
au bord, mais pourquoi n’y aurait-il pas de brins d’herbe au bord du mirage ?
Il ne crut à la réalité de l’eau que quand il s’en abreuva.
    … Un jour encore s’écoula hors du temps mesurable, entre le
mirage vaincu, la réalité de l’eau, la tristesse glacée du soir. Rodion
reprenait des forces. Le soleil léchait les blessures de ses pieds nus. Il ne
sentait plus sa faim. Il fallait franchir à la nage ces trois cents mètres d’eau
réelle, le lendemain quand le soleil serait au zénith. La nuit fut boréale, éclairée
par une lune énorme. Des chauves-souris tournoyèrent tout près. Rodion crut se
réveiller en sursaut, mais il sortit seulement d’un rêve arrivé à la limite de
la vraisemblance pour retomber dans une torpeur transie. Le matin aux dents
claquantes fut plus long que la nuit, puis le soleil monta dans la solitude
pure du ciel. Quand la terre et le fleuve en furent tout embrasés, Rodion se
déshabilla, fit un paquet de ses hardes, qu’il s’attacha sur la nuque, observa
très attentivement l’autre rive ensablée, entra lentement dans l’eau si froide
que toute sa chair se hérissa. Un pas de plus, il y tomba, la roche finissant
là. Le froid le transperça de part en part, mais il nagea calmement à travers
cette glace liquide, blanche, dorée, dont la puissance le dérivait lentement. Toutes
les dix secondes, il levait la tête vers le soleil, bouche ouverte, yeux
éblouis, pour happer l’air chaud. Il ne voulait pas, tant il ménageait ses
forces, se retourner pour mesurer la distance parcourue. Et plus il nageait, plus
la nappe scintillante s’élargissait. Un million d’épingles lui déchirèrent la
peau. Il nagea avec frénésie, les entrailles tordues par d’étranges douleurs. Mais
le sable tiède et doré, qui oscilla enfin devant ses yeux, n’était que mirage… Ses
muscles se crispèrent violemment, sa bouche ouverte pour boire de l’air aspira
de l’eau, de l’eau, un tonnerre assourdi roula dans ses oreilles, puis éclata en
carillons, l’effort fou qu’il fit pour surmonter la douleur et l’asphyxie le
retourna sur lui-même et la dernière chose qu’il vit sur la terre, ce fut la
haute muraille noire des hauteurs couronnée de sapins… La vaste forêt monta
inexorablement, remplissant le ciel, débordant la terre pour basculer sur le
nageur perdu… Détaché de lui-même, le noyé vit se refermer sur lui un fleuve
net, sans une ride, comme abstrait.
    Un homme, accroupi devant un feu de brindilles, y faisait
cuire une viande écumante et saignante, suspendue à une sorte de trépied. Rodion,
en ouvrant les yeux, vit cet homme de dos. Un bonnet en peau de bête le
coiffait, poils hérissés. La première pensée de Rodion se mêla de salive car la
viande grillée répandait son fumet au soleil. Rodion reconnut le sable doré sur
lequel il était étendu, vivant, nu, exténué, dans une immense tiédeur. L’homme,
comme s’il eût senti le regard posé sur sa nuque, pirouetta sur ses talons nus.
Rodion lui vil un front bas sur lequel tombaient des cheveux bouclés, couleur
de paille sale, une grande bouche fendue de travers, un nez charnu marqué d’une
cicatrice, des yeux petits, pointus, rusés, aussi bleus que le ciel.
    – Te voilà de retour ?
    Rodion lui reconnut le parler chantant des gens des
Terres-Noires.
    – Merci, dit-il simplement et il ajouta après une pause,
– camarade.
    – Je t’en fous des camarades, moi. Quel camarade que t’es
pour moi, noyé à la manque ? Sais-tu seulement si je ne vais pas te livrer
pour toucher la prime ? Tu crois que ça ne se voit pas que tu t’évades du camp ?
De quelle brigade que t’étais ? Brigade Yagoda, Brigade des enthousiastes ?
Socialisme triomphant ? Je les enquiquine toutes, citoyen. Si tu ne veux
pas que
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