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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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je te refoute à l’eau, faut pas me traiter de camarade. Dans ce pays, tu
sauras qu’il n’y a plus rien : ni socialisme ni capitalisme, tas de putains
vérolées. Y a toi et moi et, si l’un des deux est de trop, la question sera
facile à régler sans délibération des masses…
    L’homme, tout en monologuant, d’un ton mi-railleur, mi-coléreux,
s’occupait de bien griller la viande. Rodion, réconforté par cette voix de
basse, fit jouer ses membres : ils fonctionnaient, presque douloureux. Une
subite confiance en l’univers le rendit cordial.
    – Je m’excuse. Merci tout de même. Ça sent bon.
    – Ça sent le louveteau grillé, expliqua l’autre. Je l’ai
tué ce matin dans son terrier. Il m’a mordu le pouce, ce gredin d’animal. Je le
croyais pas si leste. Y en a beaucoup par ici. Je suis un loup pour les loups, moi :
je les flaire, je les guette, j’connais tous leurs trucs et eux savent pas
encore les miens. C’est moi le plus malin, tu comprends, dans cette lutte de
classes. Alors c’est moi qui les bouffe. (Ses yeux riaient.) Je repère le
terrier. Quand la louve part en chasse, j’arrive tout doucement. Faut faire
vite. J’sifflotte, j’imite les petits grognements de la louve, comme ça, tiens…
ça les inquiète ou ça les charme, je ne sais pas. Le louveteau s’amène ; il
montre le bout de son museau tout rose et gris, puis un œil de chiot méfiant. J’sifflotte
encore, pour les mettre en confiance. Je lui laisse voir ma main gauche, ça l’intrigue,
il n’a jamais vu une main d’homme, il ne peut pas se douter que c’est fait pour
tuer d’un tas de façons, c’est innocent, un louveteau, c’est idiot, et ma main
ressemble à une bête inoffensive, elle est rose, alors il se pourlèche les
babines, puis il saute dessus, pour jouer, je pense, car il n’est pas encore
assez fort pour être méchant, mais j’ai l’autre main, moi, moi, et je lui casse
la nuque, au louveteau, avec ça…
    Ça : un silex en tout point semblable aux armes de l’âge
des cavernes.
    – C’est ça mon régime de la production. J’ai pas besoin
de coopératives, moi.
    L’homme prit dans ses doigts, d’un petit sac de toile, une
pincée de gros sel, dont il saupoudra une tranche de viande grillée qu’il jeta
presque au visage de Rodion.
    – Tiens, bouffe.
    Rodion était si faible qu’il attaqua des dents cette viande
mêlée de sable, à même le sable, sans même tenter de la prendre avec ses mains,
afin de ne se mouvoir que le moins possible… Un temps passa, peut-être long. La
chair du louveteau avait un goût de sang délicieux, un goût de soleil, un goût
de vie.
    – Comment m’as-tu tiré de l’eau ? demanda enfin
Rodion.
    Assis sur ses jambes repliées, à la manière des Samoyèdes, l’homme
continuait à dévorer de la viande grillée qu’il tenait dans ses deux mains. Des
os craquaient sous ses dents. Les cheveux lui tombaient sur le front et les
yeux. Ses yeux luisaient de bonne humeur, moins toutefois que ses dents. Il ne
répondit qu’après un long temps, après avoir craché sur le sable des tendons
mâchés et des petits os broyés dont il avait sucé la moelle.
    – Demande plutôt pourquoi, dit-il gaiement. Je m’intéressais
peut-être davantage à ton baluchon qu’à ton museau. Si t’avais eu de bonnes bottes,
je ne sais pas si je ne t’aurais pas renvoyé au fond de l’eau. À quoi qu’elle
va servir, ta vie ? Moi, j’en ai pas besoin et la terre entière s’en fout,
je t’assure, comme je m’en fous. Je ne sais vraiment pas pourquoi je ne t’ai
pas laissé descendre tout doucement vers la Mer-Blanche entre deux eaux. Ç’aurait
peut-être mieux valu pour toi. Un noyé de plus n’a jamais fait de mal à
personne. Et personne ne lui demandera son passeport. J’ai peut-être eu envie
de ta société, couillon. Pas pour longtemps.
    Rodion écoutait en rêve. Sur la frange verte des buissons
régnait une telle transparence… Il demanda :
    – Comment t’appelles-tu ?
    L’autre haussa les épaules.
    – Ivan.
    – Ivan Sans Souvenirs ?
    – Justement.
    Ivan se leva, repu, souriant drôlement de bien-être. Il se
promena un moment entre le sable et le ciel. Il remplissait le vaste paysage :
son front bas, ses épaules arrondies, sa mâchoire épaisse, ses vigilants petits
yeux, leur gaieté bleue aiguisée de ruse. Trapu, large et lourd, paraissant, debout,
d’une force énorme, vêtu à peu près comme un chasseur de
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