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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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1. Le chaos.
    Mikhaïl Ivanovitch Kostrov, nullement superstitieux, sentait
dans sa vie venir les choses ; elles s’annonçaient à des indices presque insaisissables.
Ainsi son arrestation. Il y avait eu le ton singulier du recteur, lui disant :
    – Mikhaïl Ivanovitch, j’ai décidé de suspendre
momentanément votre cours… Vous en êtes au Directoire, n’est-ce pas ?
    Crainte, évidemment, des allusions au nouveau tournant
politique.
    – Préparez-moi donc, continuait le recteur, un cours
très bref sur la Grèce…
    Décalage d’environ deux mille ans. Ici, Kostrov sentit qu’il
faisait une faute, mais la fit joyeusement, pour le plaisir d’alarmer un peu ce
froussard bien assis, qui prenait une voix particulière pour téléphoner au
secrétaire du Comité.
    – Excellente idée, dit-il. J’ai depuis longtemps en
tête une série de conférences sur la lutte des classes dans la cité antique… Il
y a place pour toute une théorie nouvelle de la tyrannie.
    Le recteur fuyait son regard, la tête baissée sur ses
papiers. Le sommet du crâne dégarni, il paraissait tonsuré.
    – Pas trop de théories nouvelles, tout de même, marmonnait-il
entre ses grosses lippes. Au revoir.
    C’est en apercevant la tonsure que Mikhaïl Ivanovitch se
sentit acheminé vers des événements…
    Il sortit de là nettement orienté : « Quelqu’un m’a
dénoncé. Qui ? » Puis il retrouva dans sa mémoire l’image d’une
petite femme inélégante et courtaude, le buste un peu fort, moulée dans son
imperméable des magasins de l’armée. Front étroit, bouche longue, regard sans
chaleur, – quelque chose d’un rongeur dans l’ensemble du visage, – il ne l’aimait
pas. Sous sa main boudinée, une serviette de militante déjà bourrée, à coup sûr,
de papiers importants. Thèses du Comité du rayon pour les agitateurs, liste des
activistes, et cœtera…
    – Camarade professeur, vous n’avez pas été très clair
sur les thermidoriens de gauche… ou je n’ai pas saisi votre pensée… C’étaient, avez-vous dit, je l’ai noté, de mauvais thermidoriens et qui, en soutenant Barras et
Tallien, travaillaient à leur propre perte… Je ne comprends pas tout à
fait votre distinction entre bons et mauvais thermidoriens…
    Toi, petite canaille, tu me surveilles, c’est toi, qui me
dénonces… Elle sortait à cet instant du cabinet de Dia-Mat – dialectique matérialiste, – la
serviette en avant, et cette odieuse poitrine molle, parlant très haut de sa
voix un peu rauque, faite pour les tribunes en planches mal rabotées et les
transparents rouges… Elle parlait, naturellement, du journal mural.
    – Ce n’est pas permis, disait-elle impérieusement, c’est
même inadmissible ! Le Comité de rédaction…
    Au mot inadmissible, Kostrov
n’eut plus de doute. Délatrice. Il hâta le pas pour n’avoir pas à lui dire
bonjour, mais elle le saluait allègrement et derrière elle se montrait la tête
bouclée d’Irina, une petite Zyriane, des hauts-pays de la Kama, qu’il trouvait
charmante avec son visage poli, ses yeux longs, ses pommettes pointues, ses
lèvres menues découpées par un miniaturiste de l’âge du renne…
    – Eh bien, lui demanda-t-il, camarade, votre thème ?
Ça va ?
    Elle fit oui, oui, de la tête, sérieuse et enjouée : enjouée
seulement du fond des yeux : ces tout petits grains d’or au loin comme au
fond de l’eau. Ils parlèrent un court moment, puis un flot d’étudiants les
sépara, car onze heures sonnaient.
    Le soir, à table, en face Ganna, entre eux Tamarotchka haut
perchée sur une chaise à dossier peinturluré, il interrogea :
    – Et que dirais-tu, Ganna, si l’on m’arrêtait ?
    Ganna ne s’interrompit pas de servir à la petite le macaroni
gris. Une légère rougeur lui vint aux joues, ses lorgnons cerclés d’écaille
parurent un peu désaxés quand elle fit simplement :
    – Tu crois ?
    La petite écoutait, souris aux aguets. À notre époque, il
faut que les enfants comprennent. Que les enfants sachent. Les préparer vaut mieux
que leur mentir sans fin. On a bien arrêté Vanil Vanilitch, en bas, il y a
quinze jours et sa Svétlana, à laquelle on avait dit que « papa est allé à
Léningrad, tu sais, à l’Académie des Sciences » a fini par se plaindre qu’on
la trompait. « Et moi je sais que papa est en prison, je le sais, je le
sais ! Et je suis triste que papa est en prison, mais pourquoi mentez-vous
tous ? »
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