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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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talons, fit
trois pas roides, ouvrit la porte, sortit, ne s’effondra pas, mais continua à
marcher, la tête bourdonnante, tout droit par le corridor…
    Alors, le Malingre surgit devant lui, en boitillant, une
épaule plus haute que l’autre, des trous en place d’yeux.
    – Par ici, camarade chef, vous permettez… Votre
revolver, s’il vous plaît, camarade chef, vous permettez…
    Le Malingre sautillait autour de lui, tel que Fédossenko ne
l’avait encore jamais vu, avec une tête de mort plus que de vivant, une tunique
trop large plaquée sur un thorax vide, une voix fade de fantoche ou de fantôme…
Fantoche ou fantôme, il referma soigneusement, sur Fédossenko anéanti, la porte
d’une cellule blanchie à la chaux.
    Rodion franchit les Eaux-Noires avec les premiers
bûcherons en marche vers les coupes de bois. Ils se déchaussaient pour entrer
dans l’eau et y suivre sur les pierres une piste connue d’eux seuls. Un
lourdaud s’enfonça dans l’onde tout à coup bouillonnante où il se débattit un
instant, avant de reprendre son équilibre. On riait.
    – Facile de s’noyer ici, dit quelqu’un à Rodion. Y a
des trous, on peut pas les connaître tous, et puis les pierres, elles se
déplacent…
    Rodion devait faire semblant de connaître, lui aussi, son
chemin sur ces pierres perfides, d’une visibilité insuffisante à cause des
miroitements. Il s’attacha aux pas de ceux qui le précédaient. Sous bois, pour
se réchauffer, les bûcherons pressèrent le pas : Rodion eût voulu courir. La
fièvre de la fuite l’envahit brusquement de la tête aux pieds : il eût
sauté de joie, ri aux éclats, il eût dansé, mais il s’efforça de ne point se retourner
trop souvent pour ne pas éveiller l’attention. Il se confondit avec les petits
groupes égrenés sur le sentier en sous-bois que les aiguilles des pins
rendaient glissant. Vers neuf heures du matin, on se mettrait à sa recherche
avec des chiens. Que leur donnerait-on à flairer, aux chiens, puisqu’il ne
laissait rien derrière lui ? Sa paillasse, chez les Kourotchkine ? Tant
d’êtres en sueur avaient dormi dessus… « La misère me protège », pensa-t-il
avec satisfaction. Il avait pris délibérément le chemin le plus long, le plus
dangereux, le plus improbable…
    Le danger surgit simplement à un détour du sentier, plus tôt
qu’il ne l’eût attendu et Rodion s’en approcha lui-même d’un pas égal… Les
silhouettes des sapins s’avivèrent dans ses yeux, le silence de la forêt devint
doucement, terriblement sonore… Sous un très vieux sapin pyramidal, presque
noir, un cavalier en manteau gris examinait les papiers des bûcherons. Il retournait
attentivement entre ses mains le passeport ou le certificat de travail des « colons
spéciaux », déportés eux aussi, – il regardait négligemment l’homme. C’était
un jeune soldat au visage bouffi, aux mains sales, l’air mal réveillé. Son
petit cheval roux aux poils longs léchait de la mousse sur le sol. Rodion
sortit le passeport donné par Galia, qu’il n’avait pas eu le temps de bien
regarder. Il ne savait pas encore son nouveau nom. Et la tête levée, pour
voiler son propre regard, sans paraître le dérober, il dévisagea tranquillement
le soldat, en le regardant non dans les yeux, mais au-dessous : ses
narines, ses grosses lèvres gercées. « Si tu m’emmènes, petit frère, je t’étrangle… »
Cette résolution nette descendit en Rodion comme une pierre jetée au fond de l’eau
et tout fut calme à la surface. Son passeport contenait encore une petite carte
blanche avec la photo d’un jeune homme rasé, endimanché, en blouse brodée au
col : Rodion avait une barbe de dix jours, l’œil droit tuméfié, des
dartres au menton… Le soldat lui rendit les papiers.
    – Au suivant.
    Le suivant, un vieux, aux épaules cassées, le cheveu long, la
face ravinée de rides profondes et toute sillonnée de longs poils décolorés, n’était
pas en règle. Des visas manquaient à son certificat de déporté. Il expliqua d’une
voix geignarde, en montrant ses côtes, qu’il souffrait d’un mal, qu’il ne
pouvait pas, que le camarade Pétrov le savait, que le camarade Pétrov…
    – Je crache dessus, fit le soldat. J’ai pas besoin d’tes
explications. Les ordres sont des ordres, vieux frère. Faut qu’tu viennes avec
moi…
    Ils s’éloignèrent entre les sapins sombres, le vieux, cassé,
la tête basse, précédant en silence
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