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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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Le juif du troisième étage était en prison. Le beau-frère de
Maroussia aussi. Svétlana, sept ans, disait à Tamarotchka, six ans :
« Et moi, j’ai vu un homme qu’on a fusillé : il venait chez ma tante,
il avait un grand nez, c’était un vilain homme, je suis contente qu’on l’a
fusillé. » Son grand-père la grondait : « Svétlana, c’est mal de
parler ainsi, Svétlana, il vaut penser à la douleur des autres. » (Un
vieux radoteur ce grand-père, qui sympathisait discrètement à la secte des
Tchourikovtsi.) Svétlana, boudeuse, s’obstinait, le regardant de dessous son
grand front bombé : « Et moi grand-père, je dis que c’est un vilain homme
et alors on a bien fait, on a bien fait de le fusiller… » Elle sautillait
sur un pied en répétant : « On a bien fait. » Ce n’était sans
doute que pour voir se mouiller les yeux de grand-père et naître à ses lèvres
un petit tremblement à quoi elle reconnaissait qu’il l’aimait et qu’il était
faible. Tamarotchka observait ce manège, écoutait tout. Comme il l’aime, grand-père,
et comme elle le tourmente ! Que tu es mauvaise, Svétlana ! pensait-elle.
Et elle faisait un bond de côté, tapait sur l’épaule de Svétlana, se sauvait
derrière le banc pour se faire poursuivre… Grand-père regardait alors, toute
droite, découpée en pierre grise sur le ciel pâle une silhouette d’homme émacié,
sévère, tout en lignes hautes. Si droit. Si dur. Si beau. L’Inquisiteur. Grand-père
soupirait. Ce n’était pourtant que le naturaliste Timiriazev, car les enfants
allaient prendre l’air sur le boulevard Tverskoy au carrefour de la Malaya
Nikitskaya. Là, dans cette calme rue à droite une banale église blanche : et
c’est là que Pouchkine se maria il y a cent ans, Pouchkine :
    Pas de bonheur ici-bas, mais le calme et la volonté.
    Grand-père aimait ce vers, lui qui n’avait eu ni calme ni
volonté. Comme Pouchkine lui-même. Comme presque tout le monde ici-bas. Mais ce
vers contenait une harmonie, un mensonge admirable. Non : une vérité d’au-delà.
Plus vraie que la vérité, supérieure. Le calme et la volonté n’existent pas ;
ils dominent tout ; inaccessibles et suprêmes, réels et irréels. Personne
ne le peut comprendre, personne… En face de l’église un petit hôtel bas, entouré
d’une grille doublée d’une clôture en planches, contre l’indiscrétion : là
vivait Maxime Gorki. Celui-là n’avait besoin de rien. Ni calme ni bonheur ni
volonté ! Il écrivait implacablement des choses doucereuses et révoltantes,
presque sans âme… Peut-être en souffrait-il, car on doit souffrir de se sentir
si peu d’âme aux portes de la mort. « Je prierais bien pour toi, Alexéï
Maximovitch, pensait grand-père, mais tes papiers m’en ôtent l’envie… »
Tout cet univers et bien plus vaste encore, plus compliqué était à cet instant
dans l’âme de Tamarotchka, six ans, petite souris aux aguets, qui grignotait
quelque chose, à table, les yeux grands ouverts. Au-dessus d’elle l’homme et la
femme scrutaient en eux-mêmes l’avenir.
    – Tu crois ? reprit Ganna.
    Kostrov perçut qu’il le savait. Prescience, pressentiment
sont des mots d’ignorants qui disent bien ce qu’ils disent. On totalise une
foule d’observations subconscientes et de calculs, il en résulte subitement une
certitude, pas tout à fait rationnelle sans doute, mais des plus valables.
    – Bien sûr. En six semaines, nous avons bien eu trois
cents arrestations à Moscou, songes-y. Tous des hommes de ma génération, des militants
de la guerre civile, des opposants de 26-27, qui tous s’étaient rangés pour
avoir la paix…
    Ganna réfléchissait. Ganna, étonnamment pareille à une
fillette studieuse, les joues roses, le nez un tantinet retroussé, les bandeaux
tirés. Même au lit, à l’heure de la caresse, il voulait qu’elle gardât ses
lorgnons en écaille à cause du sérieux amusant qu’ils conféraient à son visage
de gamine. Elle rosissait alors délicieusement. « Non, permets-moi de les
ôter, je suis gênée… » Le rire du mâle l’offusquait, elle s’empourprait et
Mikhaïl répétait : « Je te le défends, chérie, chérie… » en se
penchant sur elle, nue. Il l’aimait bien, il ne savait pas au juste s’il l’aimait.
On vit ainsi, sans savoir.
    – Si on t’arrête, demandait-elle, ne penses-tu pas qu’on
me congédiera aux Statistiques ?
    Possible, en
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