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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle
Autoren: Victor Serge
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et les yeux, des trous, avec une lueur au fond. L’homme
dit :
    – J’suis accusé d’espionnage. Et j’suis qu’un pauv’bougre,
citoyens et camarades, je vous le jure, rien qu’un pauv’bougre !
    Sa parole se tordait comme un sanglot, mais son visage
restait sec. Il avait la pomme d’Adam saillante, le cou très maigre, sillonné
de tendons. Après une pause, l’Ancien répliqua du fond de son coin.
    – D’quoi on t’accuse, ça n’nous r’garde pas. J’dirais
même que ça n’te regarde pas toi-même. Le pouvoir sait c’qu’y fait quand i nous
fout en prison. Des pauv’bougres, on en est tous, c’est c’qu’y a d’plus
malheureux dans c’t’histoire…
    L’espion regardait autour de lui avec une sorte de dépit. Il
se passa sur le visage, de haut en bas, des doigts grêles et sales. Sec, tout
entier.
    – Et maintenant, j’peux pas pleurer. J’peux plus, citoyens,
excusez-moi. C’est passé. Chienne de vie, pourvu qu’ça finisse.
    L’Ancien repartit sentencieusement :
    – La séance permanente du Chaos n° 16 continue. On
passe à l’ordre du jour.
    Mikhaïl Ivanovitch vécut sept semaines dans le Chaos, remplies
de menus événements – les jours passaient très vite, bien que les heures
fussent lentes et pesantes, – tout à fait vides dans la mémoire. Les hommes
existaient là, avec un relief puissant, la durée les écrasait mais le temps
proprement dit n’existait pas. Mikhaïl Ivanovitch reçut un colis de sa femme :
bon signe, ce n’était pas permis dans les cas difficiles. La dizaine d’œufs
durs – que les gardiens avaient brutalement cassés et coupés avec un couteau
sale – lui prouva que Ganna n’avait pas été congédiée le 15 au service des
Statistiques. Mais le mercredi suivant, il attendit en vain, anxieux chaque
fois que des pas s’approchaient de la porte. Tatarev, spéculateur, un ruminant mou,
dont la corpulence s’affaissait peu à peu, reçut des friandises qu’il partagea :
une part pour la chambrée, l’autre pour lui. La sienne, il la mit sur sa
couverture grise et la contempla. Les petites tranches de pain sec paraissaient
dorées, elles irradiaient de la lumière. Tatarev les regarda jusqu’au soir et
les mangea la nuit, avec de longs reniflements et des bruits énervants de
mâchoires. Sale ruminant. Deux hommes eurent la dysenterie. On les laissa
plusieurs jours dans le Chaos qu’ils remplissaient de fétidité. La vie s’en
allait d’eux, à vue d’œil, en défécations sanguinolentes toute la journée, toute
la nuit. C’était un mécanicien accusé de sabotage et un ancien revendeur accusé
de fraude. L’Ancien expliquait deux fois par jour au surveillant de quartier :
    – J’vous dis qu’y crèvent, camarade chef et que c’est
contraire au règlement pour l’hygiène.
    – Bon, bon, faisait le surveillant. I crèveront pas, c’soir,
allez. Y a pas d’place au lazaret, attendez à demain.
    On attendait sans doute que la mort vidât deux lits au
lazaret pour y transporter ces moribonds puants. Là-haut, l’orchestre jouait de
9 à 11 ses airs de bravoure ; les brunes, les châtaines, les blondes, les
rousses même aux épaules couvertes de châles éclatants tournaient au bras de
militaires… Une chemise fut volée à Tante-Gros-Pet, jeune homme convenable, accusé
d’occultisme, affligé par la nature d’un postérieur légèrement disproportionné.
Une tante l’approvisionnait en comestibles : de là son double surnom. Il
refusa comme une indignité la fouille générale proposée par l’Ancien, mais cela
fit de longs débats, toute une crise de conscience au sein du Chaos où les
voleurs, qui formaient une fraction organisée sous la présidence de
Malych-Petit-Gars, du marché de Smolensk, publièrent qu’ils exigeaient la
restitution de l’objet volé au cours de la nuit, faute de quoi ils se faisaient
forts de découvrir le coupable et de lui ôter toute envie de recommencer. Tante-Gros-Pet
retrouva le matin, au pied de sa paillasse, sa chemise à laquelle il ne
manquait qu’un assez grand carré de tissu. Une chose tout à fait inouïe, secrète,
invraisemblable, ce fut quand Malych rapporta des cabinets où l’on allait deux
fois par jour, tous ensemble, s’aligner au-dessus des trous tandis que les
copains des deuxième et troisième relèves attendaient, debout devant vous, ceux
de la deuxième relève déjà déculottés, car les surveillants glapissaient à
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