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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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sa
mère. Je les observe tous les deux, et je sais qu'ils sont unis par un lien
invisible que je commence à peine à comprendre. Il me suffit de sentir que je
suis une partie de leur île et d'être conscient de ma chance. La librairie nous
procure de quoi vivre sans luxe, mais je suis incapable de m'imaginer faisant
autre chose. Les ventes s'affaiblissent d'année en année. Optimiste, je me dis
que ce qui monte finit par baisser et que ce qui baisse doit bien, un jour ou
l'autre, remonter. Bea prétend que l'art de la lecture meurt de mort lente, que
c'est un rituel intime, qu'un livre est un miroir où nous trouvons seulement ce
que nous portons déjà en nous, que lire est engager son esprit et son âme, des
biens qui se font de plus en plus rares. Tous les mois nous recevons des offres
d'achat de la librairie pour la transformer en magasin de téléviseurs, de
fringues ou d'espadrilles. Nous ne partirons d'ici que les pieds devant.
    Fermín et Bernarda
sont passés par la sacristie en 1958, et ils en sont à leur quatrième enfant,
tous de sexe masculin et dotés du nez et des oreilles de leur père. Fermín et
moi, nous nous voyons moins qu'avant, même s'il nous arrive encore de nous
promener à l'aube sur le brise-lames et de régler le sort du monde à grands
coups de serpe. Fermín a quitté son emploi à la librairie depuis des années
pour prendre, à la mort d'Isaac Monfort, sa relève au Cimetière des Livres Oubliés. Isaac est
enterré près de Nuria à Montjuïc. Je vais souvent leur rendre visite. Nous
parlons. Il y a toujours des fleurs fraîches sur la tombe de Nuria.
    Mon vieil ami Tomás
Aguilar est parti en Allemagne, où il est ingénieur dans une société de
machines-outils et invente des engins prodigieux auxquels personne ne comprend
rien. Il écrit parfois des lettres, toujours adressées à sa sœur Bea. Il s'est
marié voici quelques années et a une fille que nous n'avons jamais vue. Il m'envoie
toujours ses meilleurs souvenirs, mais je sais que, depuis longtemps, je l'ai
irrémédiablement perdu. J'ai conscience que la vie nous sépare de nos amis
d'enfance, qu'on n'y peut rien, mais je n'y crois jamais tout à fait.
    Le quartier n'a pas
changé, mais j'ai l'impression certains jours que la lumière est plus forte,
qu'elle revient sur Barcelone comme si elle voulait enfin nous pardonner, nous
tous qui l'avions chassée. M. Anacleto a quitté son enseignement au lycée et se
consacre désormais à la poésie érotique et à ses gloses pour les quatrièmes de
couverture, plus monumentales que jamais. M. Federico Flaviá et Merceditas se
sont mis en ménage au décès de la mère de l'horloger. Ils forment un couple
radieux, même si les envieux ne manquent pas pour assurer que la caque sent
toujours le hareng et que M. Federico fait encore quelques escapades nocturnes
pour courir la prétentaine déguisé en pharaone. M. Gustavo Barceló a fermé sa
librairie et nous a transmis son fonds. Il a prétendu qu'il avait épuisé les
joies du métier et souhaitait affronter d'autres défis. Le premier et le
dernier de ceux-ci a été la création d'une maison d'édition destinée à la
réédition des œuvres de Julián Carax. Du premier volume, comprenant les trois
premiers romans (récupérés sur un jeu d'épreuves égaré dans un garde-meubles
de la famille Cabestany), il a vendu trois cent quarante exemplaires (loin
derrière les dizaines de milliers du best-seller de l'année, une hagiographie
illustrée d'El Cordobés). M. Gustave s'emploie désormais à visiter l'Europe en
compagnie de dames distinguées et à envoyer des cartes postales de cathédrales.
    Sa nièce Clara a
épousé le banquier millionnaire, mais cette union a duré à peine un an. La
liste de ses amants continue d'être prolixe, quoique diminuant d'année en
année, comme sa beauté. Il y eut une époque où j'allais la voir, moins de ma
propre initiative que parce que Bea me rappelait sa solitude et sa malchance.
Il m'arrive de croire qu'elle attend toujours que le Daniel fasciné de mes
quinze ans revienne l'adorer dans l'ombre. La présence de Bea, ou de n'importe
quelle autre femme, la rend malheureuse. La dernière fois que je l'ai vue, elle
passait ses mains sur son visage pour y chercher les rides. On me dit qu'elle
voit encore par intermittence son ancien professeur de musique, Adrián Neri,
dont la symphonie reste inachevée et qui, paraît-il, a fait une carrière de
gigolo auprès des dames du cercle du
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