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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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sur les marches de marbre, sa figure recevoir les crachats de
la neige, l'homme sans visage le prendre par le cou pour le soulever comme un pantin et
le jeter contre la fontaine gelée, la main de l'ange
traverser sa poitrine
et l’embrocher, et son âme maudite se répandre en une vapeur noire qui retombait
en larmes de glace sur le miroir du bassin,
tandis que ses paupières battaient dans les derniers sursauts de la mo rt et que
ses yeux semblaient éclater comme des fleurs de givre.
    Je
m'effondrai alors, incapable de regarder une seconde de plus. L 'obscurité se teinta de lumière blafarde et le visage de
Bea s'éloigna dans un tunnel de neige. Je fermai les yeux et sentis les mains
de Bea sur ma figure et le souffle de sa voix suppliant Dieu de ne pas
m'emporter, murmurant qu'elle m'aimait et qu'elle ne me laisserait pas partir,
non, qu'elle ne me laisserait pas. Je me souviens seulement que je quittai ce
monde irréel de lumière et de froid, qu'une étrange paix m'envahit et fit
disparaître la douleur et le feu qui me dévoraient lentement les entrailles. Je
me vis marcher dans les rues de cette Barcelone magique, tenant la main de Bea,
tous les deux déjà vieux. Je vis mon père et Nuria Monfort déposer des roses
blanches sur ma tombe. Je vis Fermín pleurer dans les bras de Bernarda, et mon
vieil ami Tomás, devenu définitivement muet. Je les vis comme on voit des
inconnus de la fenêtre d'un train qui passe trop vite. C'est alors que, presque
sans m'en rendre compte, je me rappelai le visage de ma mère que j'avais perdu
depuis tant d'années, comme une coupure de presse égarée que l’on retrouve
glissée entre les pages d'un livre. Sa lumière fut tout ce qui m'accompagna
dans ma plongée.

 
     
     
     
     
     
     
     
    27 novembre 1955
     
    Post mortem

 
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    La
chambre était blanche, tendue de voiles et de rideaux vaporeux où jouait un
soleil éclatant. De ma fenêtre on voyait une mer bleue s'étendre à l'infini.
Qu'importe si, plus tard, quelqu'un a essayé de me convaincra que non, que de
la clinique Corachán on ne voit pas la mer, que ses chambres ne sont pas
blanches ni éthérées, et que la mer de ce mois de novembre-là était une étendue
de plomb froid et hostile, qu'il avait continué de neiger toute la semaine sans
qu'apparaisse le soleil, que toute Barcelone était sous un mètre de neige et
que même mon ami Fermín, l'éternel optimiste, avait cru que je mourrais de
nouveau.
    J'étais
déjà mort une première fois, dans l’ambulance, entre les bras de Bea et du
lieutenant Palacios, dont le costume de service fut gâché par mon sang. La
balle, disaient les médecins qui parlaient de moi en croyant que je ne les
entendais pas, avait ravagé deux côtes, frôlé le cœur, sectionné une artère
avant de ressortir gaillardement par le côté en entraînant tout ce qu'elle
trouvait sur son chemin. Mon cœur avait cessé de battre
pendant soixante-quatre secondes. On m'a dit qu'après mon excursion
dans l'infini j 'avais
ouvert les yeux et
souri, puis de nouveau perdu connaissance.
    Je ne repris conscience que huit jours plus tard. A ce moment -là, les journaux avaient déjà publié
la nouvelle du décès du célèbre inspecteur-chef de la police Francisco Javier
Fumero au cours d'une fusillade avec une bande de malfaiteurs, et les autorités
s'occupaient surtout de trouver une rue ou un passage à rebaptiser pour honorer
sa mémoire. On n'avait pas retrouvé d'autre corps que le sien dans la vieille
villa Aldaya. Les corps de Penélope et de son enfant ne furent jamais
mentionnés.
    Je me
réveillai à l'aube. Je me souviens de la lumière, or liquide déferlant sur mes
draps. Il ne neigeait plus, et quelqu'un avait remplacé la mer devant ma
fenêtre par une esplanade toute blanche d'où émergeaient seulement quelques
balançoires, Mon père, affalé sur une chaise près de mon lit, leva les yeux et
m'observa en silence. Je lui souris, et il se mit à pleurer. Fermín dormait
comme une souche dans le couloir, la tête posée sur les genoux de
Bea. Ils entendirent ses pleurs, puis ses cris, et accoururent dans la chambre.
Je me souviens que Fermín était pâle et maigre comme une arête de poisson. Ils
m'apprirent que le sang qui coulait dans mes veines était le sien, que je
m'étais vidé du mien, et que mon ami avait passé son temps à se goinfrer de
steaks hachés à la cafétéria de la clinique pour produire des globules
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