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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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matin-là, Jacinta m'a souri, et quand je lui ai demandé
pourquoi elle était si contente, elle m'a dit qu'elle rentrait chez elle,
rejoindre Penélope. Elle est morte à l'aube, dans son sommeil.
    La Rociíto
termina son rituel d'amour un moment plus tard, en laissant le grand-père, épuisé,
dans les bras de Morphée. Quand nous sortîmes, Fermín la paya le double, mais
elle, pleurant de pitié devant le spectacle de tous ces damnés oubliés de Dieu
et du diable, eut à cœur de verser ses émoluments à sœur Emilia pour qu'elle
leur serve à tous du chocolat chaud avec des beignets, vu que c'était toujours
comme ça qu'elle, la reine des putains, se consolait de la dureté de la vie.
    – C'est
que j'suis une sentimentale. Vous vous rendez compte, m'sieur Fermín, le pauvre
p'tit vieux voulait juste que je l'embrasse et que je le caresse… Y a de quoi
vous fendre le cœur.
    Nous
embarquâmes la Rociíto dans un taxi avec un bon pourboire et prîmes la rue
Princesa déserte et nimbée de bruine.
    – Il
faudrait penser à dormir pour être d'attaque demain, dit Fermín.
    – Je ne
crois pas que je pourrai.
    Nous nous
dirigeâmes vers la Barceloneta et, presque sans nous en rendre compte, nous
marchâmes sur le brise-lames jusqu'à ce que la ville étincelante et silencieuse
s'étende tout entière devant nous, émergeant des eaux du port comme le plus
grand mirage de l'univers. Nous nous assîmes sur le bord du quai pour
contempler cette vision. A une vingtaine de mètres s'alignait une file de
voitures immobiles, vitres masquées par la buée et des pages de journaux.
    – Cette
ville est une sorcière, Daniel. Elle se glisse sous votre peau et vous vole
votre âme sans même que vous en preniez conscience.
    – Vous
parlez comme la Rociíto, Fermín.
    – Ne vous
moquez pas, ce sont les personnes comme elles qui font de ce monde un lieu
fréquentable.
    – Les
putes ?
    – Non.
Putes, nous le sommes tous tôt ou tard, dans cette chienne de vie. Je parle des
gens qui ont un cœur. Ne me regardez pas comme ça. Moi, les mariages, ça me
rend tout chose.
    Nous
restâmes là, enveloppés de cette étrange quiétude, à compter les reflets sur
l'eau. Au bout d'un moment, l'aube répandit son ambre dans le ciel, et
Barcelone se nimba de soleil. On entendit les cloches lointaines de la
basilique de Santa Maria del Mar qui se découpait dans la brume, de l'autre
côté du port.
    – Vous
croyez que Carax est toujours là, quelque part dans la ville ?
    —
Demandez-moi autre chose.
    – Vous
avez les alliances ?
    Fermin
sourit.
    –
Allons-y. On nous attend. La vie nous attend.
     
     
    Il
était vêtu de marbre et portait le monde dans son regard. Je ne me souviens
guère des paroles du prêtre ni des visages d'espoir des invités dans l'église
par ce matin de mars. Seuls me restent vraiment le goût de ses lèvres et, quand
j'entrouvris les yeux, le serment secret que je gardai sur ma peau et dont je
me suis souvenu tous les jours de ma vie.

 
     
     
     
     
     
    1966
     
     
    Dramatis
personnae

 
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    Julián Carax clôt L' Ombre
du Vent par un bref résumé qui décrit le sort ultérieur de ses personnages.
J'ai lu beaucoup de livres depuis cette lointaine nuit de 1945, mais le dernier
roman de Carax reste toujours mon préféré. Aujourd'hui, à trente ans, je ne
compte plus changer d'avis.
    Tandis que j'écris ces lignes sur
le comptoir de la librairie, mon fils Julián, qui aura dix ans demain,
m'observe en souriant, intrigué par cette pile de feuilles qui n'en finit pas
de grandir, persuadé, peut-être, que son père a lui aussi contracté cette
maladie des livres et des mots. Julián a les yeux et l'intelligence de sa mère,
et j'aime croire qu'il possède un peu de mon innocence. Mon père, qui a du mal
à lire le dos des livres même s'il ne l'avoue pas, est en haut, dans
l'appartement. Je me demande souvent s'il est un homme heureux, s'il connaît la
paix, si notre compagnie l'aide, ou s'il vit dans ses souvenirs et dans cette
tristesse qui l'a toujours poursuivi. C'est Bea et moi qui tenons maintenant la
librairie. Je m'occupe des comptes et des chiffres, Bea des achats et des clients, qui préfèrent
avoir affaire à elle plutôt qu'à moi. Je ne leur en veux pas.
    Le temps l'a rendue
forte et sage. Elle ne parle presque jamais du passé, bien que je la surprenne
parfois perdue dans un de ses silences, seule avec elle-même. Julián adore
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