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Les chemins de la bête

Les chemins de la bête

Titel: Les chemins de la bête
Autoren: Andrea H. Japp
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lettre.
    La voix était caverneuse, déformée comme si elle remontait
des entrailles de la terre. Le diable, peut-être ?
    La douleur provoquée par les impitoyables ronces disparut
comme par magie. Dieu lui portait secours, enfin. Le jeune homme se redressa,
émergeant de cet enchevêtrement malfaisant, insensible aux entailles, aux
balafres qui hachaient sa peau. Le sang dégoulinait de son visage, de ses
mains. Il les étendit devant lui, rouges sur le pourpre de la nuit. Des cloques
se formaient en chapelet le long de ses veines, cheminant jusque vers ses
coudes. Et puis elles s’évanouissaient comme elles étaient venues.
    — La lettre ! ordonna la clameur qui cognait dans
son cerveau.
    Son regard tomba vers ses pieds chaussés de sandales. Ils
étaient enflés au point que le cuir des lanières disparaissait dans les
boursouflures de chair noirâtre.
    Il avait juré de protéger la lettre de sa vie. N’était-ce
pas un crime que de la manger ? Il avait juré. Il devait donc offrir sa
vie. Il tourna la tête, tentant d’évaluer la hauteur de l’océan de ronces au
milieu duquel il avait cru trouver refuge. Quelle bêtise. Une sorte de
respiration semblait l’agiter. Les branches de mûriers s’élevaient pour
s’affaisser, puis inspiraient à nouveau. Il profita d’une longue expiration du
magma hostile pour sauter et fonça droit devant lui.
    Il lui sembla qu’il courait depuis des heures ou quelques
secondes lorsque l’écho du galop le rattrapa. Il ouvrit grand la bouche pour
avaler une gorgée d’air. Son sang lui dévala dans la gorge et il éclata de
rire. Il riait tant qu’il dut s’arrêter pour reprendre haleine. Il se pencha
vers l’avant. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il découvrit la longue pointe qui
dépassait de sa poitrine.
    Comment cette pointe épaisse était-elle arrivée là ?
Qui l’avait placée dans sa cage thoracique ?
    Le jeune homme s’écroula à genoux. Du rouge coulait en
torrent sur son ventre, le long de ses cuisses, pour être aspiré aussitôt par
l’herbe pourpre.
    Le cheval s’immobilisa à un mètre du jeune moine et son
cavalier, spectre emmitouflé dans une large cape à capuche, démonta. Le spectre
tira d’un coup sec l’épieu et essuya la hampe ensanglantée sur l’herbe. Il
s’agenouilla et fouilla le moine, son déplaisir lui arrachant un juron.
    Où était passée la missive ?
    La fureur releva la silhouette, qui asséna un coup de pied
violent à l’agonisant. Une envie de meurtre la secoua, lorsque les lèvres
desséchées et racornies du jeune homme s’entrouvrirent une dernière fois pour
soupirer :
    — Amen.
    Sa tête retomba.
    Cinq longues serres de métal brillant s’approchèrent de son
visage, et le spectre ne regretta qu’une chose : que sa victime ne puisse
plus sentir les impitoyables ravages qu’elles allaient abandonner dans sa
chair.

 
     
Manoir de Souarcy-en-Perche, mai 1304
    Le souper traîna en longueur. Les manières de table de son
demi-frère donnaient la nausée à Agnès. N’avait-il jamais entendu évoquer cet
éminent théologien parisien, Hugues de Saint-Victor, qui, plus d’un siècle
auparavant, avait décrit la façon de se tenir à table ? Il était pourtant
indiqué dans son ouvrage que l’on ne devait pas « manger avec les doigts
mais avec sa cuiller, s’essuyer les mains à ses vêtements, remettre dans les
plats les morceaux mangés à demi ou les débris coincés entre les dents ».
Eudes bâfrait à grand bruit, mâchait bouche large ouverte, recueillait la soupe
qui lui montait jusqu’aux sourcils d’un revers de sa manche. Il rota
d’abondance en engloutissant la dernière miette de taillis aux fruits. Alourdi
par un repas que Mabile avait su rendre appétissant en dépit des nécessaires
aménagements exigés par cette journée maigre, Eudes lança soudain :
    — Et maintenant... Les cadeaux pour mon agnelle et sa
petite mignonne. Que l’on fasse quérir Mathilde.
    — Sans doute dort-elle, mon frère.
    — Eh bien, qu’on l’éveille aussitôt. Je veux constater
sa joie.
    Agnès s’exécuta, jugulant sa mauvaise humeur.
    Quelques instants plus tard, la fillette rhabillée à la hâte
pénétra dans la vaste salle les yeux brillants de sommeil et de convoitise.
    Eudes se dirigea vers la grosse caisse de bois recouverte de
toile de jute que le page avait déchargée plus tôt. Il prit un luxe de
précautions pour en défaire les cordages, faisant monter
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