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Les chemins de la bête

Les chemins de la bête

Titel: Les chemins de la bête
Autoren: Andrea H. Japp
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Manoir de Souarcy-en-Perche, hiver 1294
    Immobile devant la cheminée de sa chambre, Agnès, dame de
Souarcy, contempla sans inquiétude l’étouffement des dernières braises. Un
froid mortifère s’acharnait sur hommes et bêtes depuis des semaines, comme s’il
voulait éradiquer toute vie. Il y avait déjà eu tant de morts que le bois de
cercueil faisait défaut : on préférait le conserver pour chauffer les
vivants qui résistaient encore. On grelottait, le ventre ravagé d’alcool de
paille et trompé quelques minutes par les boulettes de sciure collées de suif
ou les dernières tranches de pain de famine fait de paille, d’argile, d’écorce
d’arbre et de farine de gland. On se tassait au soir dans les pièces communes,
couché contre les bêtes, roulé en boule sous leur haleine qui filait en buée
épaisse.
    Agnès avait autorisé à ses gens la chasse sur ses terres
 – et cela jusqu’à la nouvelle lune prévue dix-sept jours plus tard
 –, à charge que la moitié du gibier abattu revint à la communauté, en
commençant la distribution par les veuves, les femmes enceintes, les enfants et
les vieillards, un quart à elle et à sa mesnie [1] du manoir, et le dernier quart au chasseur et à sa famille. Deux serfs avaient
contourné cette ordonnance. À la demande d’Agnès de Souarcy, les hommes du
bailli les avaient roués de coups sur la place du village. Si tous avaient loué
l’indulgence de la dame, certains l’avaient critiquée en secret. Après tout, un
crime de cette scélératesse méritait la mort, ou l’ablation des mains ou encore
du nez, punitions habituelles réservées aux voleurs et aux braconniers. Le
gibier demeurait leur dernière chance de survivre.
    Souarcy-en-Perche avait enterré un tiers de ses paysans dans
une fosse commune creusée à la hâte à l’extérieur du hameau de peur que
l’épidémie de colique purulente ne se propage aux fantômes encore debout. On
les avait recouverts de chaux vive comme des bestiaux ou des pestiférés.
    Les survivants avaient prié jour et nuit dans la chapelle
glaciale attenante au manoir, espérant un improbable miracle, associant leur
malheur au décès récent de leur maître, Hugues seigneur de Souarcy, qu’un cerf
blessé avait éventré de ses andouillers à l’automne dernier, laissant Agnès
veuve, sans descendant mâle qui puisse hériter du titre et des terres qui s’y
attachaient.
    Ils avaient supplié le Ciel, jusqu’au soir où une femme
s’était écroulée, renversant l’autel auquel elle s’accrochait, emportant sous
elle l’antependium qui ornait le devant de la table de messe. Morte. Achevée
par la faim, la fièvre et le froid. Depuis, la chapelle était désertée.
    Agnès explora du regard les cendres de l’âtre. Un duvet
argenté recouvrait par endroits le bois carbonisé. Rien d’autre, aucun
scintillement rubis qui lui permette de retarder davantage l’ultimatum qu’elle
s’était imposé le matin même. Le dernier bois, la dernière nuit. Elle soupira
d’exaspération contre l’espèce d’apitoiement qu’elle éprouvait vis-à-vis
d’elle-même. Agnès de Souarcy, âgée de seize années depuis trois jours, depuis
la Noël.
    Étrange, elle avait eu si peur avant la visite à cette
vieille folle, au point qu’elle avait failli gifler Sybille, sa demoiselle, pour
la contraindre à l’accompagner. La cabane qui servait d’antre à cette mauvaise
fée puait le suint rance. L’odeur de crasse et de transpiration qui imprégnait
ses hardes avait fouetté Agnès au visage lorsque la diseuse s’était approchée
d’elle pour lui arracher des mains le panier de maigres offrandes que la jeune
fille avait apporté. Un pain, une bouteille de petit cidre, un bout de lard et
une poule.
    — Et que veux-tu que je fasse de ça, ma belle ?
avait sifflé la femme. La moindre manante [2] est capable de m’offrir mieux. C’est de l’argent que je veux, ou un bijou... Tu
dois bien en avoir quelques-uns. Ou encore, tiens... Ce joli manteau doublé,
avait-elle ajouté en tendant la main vers la longue cape fourrée de loutre qui
protégeait Agnès.
    La jeune fille avait lutté contre son instinct pour ne pas
reculer, pour tenir le regard de celle que l’on prétendait sorcière et
redoutable.
    Elle avait eu si peur, jusqu’à ce que la femme pose la main
sur elle, et la détaille. D’abord, durant quelques infimes instants, le regard
de la diseuse s’était allumé d’une joie
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