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Les chemins de la bête

Les chemins de la bête

Titel: Les chemins de la bête
Autoren: Andrea H. Japp
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pains de
vingt livres font une véritable fortune. Avez-vous déjà goûté de ce sel indien,
Agnès ? Les Arabes le nomment saccharon [15] .
    — Non. Je sais tout juste qu’il s’agit du suc que l’on
recueille d’une canne de bambou.
    — Alors, remédions à ce manque aussitôt. Tenez, léchez,
ma chère. Cette épice va vous surprendre. Elle est si suave qu’elle se marie
admirablement aux pâtisseries et aux boissons.
    Il tendit le doigt d’un gris blanc vers ses lèvres et une
répulsion difficile à contrôler fit fermer les paupières à la jeune femme.
    La soirée s’étirait en longueur. Le maintien guindé, propre
à n’encourager aucune familiarité, qu’Agnès s’imposait depuis l’arrivée de son
frère lui meurtrissait les épaules. Eudes la saoulait d’intarissables
histoires, toutes destinées à le mettre en valeur. Soudain, il pouffa :
    — Que me raconte-t-on, madame ? Vous auriez fait
construire des hostelleries pour les mouches à miel [16] en bordure de vos terres, à l’orée
du bois de Souarcy ?
    Elle ne l’écoutait que d’une oreille distraite depuis un
moment, aussi cette question, faussement légère, faillit-elle la
désarçonner :
    — On vous aura bien renseigné, mon frère. Nous avons
creusé de vieilles souches d’arbres au fer rouge avant d’y installer des
ébauches de rayons et d’y déverser des essaims sauvages, ainsi que cela se
pratique communément.
    — Allons, l’élevage de ces mouches et la récolte du
miel sont affaire d’homme !
    — Je m’y fais aider.
    Une lueur de curiosité brilla dans le regard d’Eudes.
    — Avez-vous déjà aperçu le roi de la colonie [17]  ?
    — Non, je l’avoue. Les autres abeilles le protègent
avec fougue et férocité. C’est du reste ainsi que l’idée de produire du miel
m’est venue... De l’attaque en règle d’un de mes valets qui voulait se
rassasier à peu de frais dans la forêt.
    — Ce larcin est considéré comme du braconnage et
passible de mort. Vous êtes âme sensible, je ne l’ignore pas, et il s’agit là
d’une charmante disposition chez les dames. Cela étant, vous auriez pu, à tout
le moins, exiger qu’on lui coupât les mains.
    — Que ferais-je d’un valet de ferme dépourvu de
mains ?
    Il accueillit cette sortie d’un rire qui sonna creux, et
elle sentit qu’il tentait de la piéger. Tout vassal devait à son suzerain les
deux tiers de sa récolte de miel et un tiers de sa récolte de cire, redevance
qu’Agnès omettait d’acquitter depuis l’installation de ses ruches, deux ans
auparavant.
    — Eh bien, faites-moi goûter ce nectar, ma belle.
    — Malheureusement, mon frère, nous n’en sommes qu’aux
prémisses. Notre première récolte, l’année dernière, était bien décevante. Les
incessantes pluies avaient fait tourner le miel, le rendant impropre. Aussi ne
vous l’ai-je pas envoyé de peur de vous rendre malade, vous et votre mesnie. Il
a nourri nos porcs, qui s’en sont accommodés. Ajoutez à cela que j’avais gâché
un des deux seaux par maladresse... Cette année, la première collecte de
printemps ne nous a offert que trois livres, d’une qualité plus que médiocre,
tout juste bonne à parfumer les restes de vin. Gageons que la grande récolte
d’été sera plus généreuse, et que j’aurai le bonheur de la partager avec votre
maison. (Elle imita un soupir catastrophé.) Ah, Eudes, mon doux frère... Je ne
sais comment nous survivrions sans vos bontés continuelles. La terre de Souarcy
est bien pauvre. Pensez donc, je n’ai pu remplacer que la moitié de nos trains
de labour par des chevaux perches quand les bœufs sont si lents et maladroits à
traîner le soc. Ces hostelleries à abeilles devraient nous permettre
d’améliorer un peu le triste ordinaire qui est le nôtre. Hugues, mon regretté
époux, ne... Enfin, il n’avait pas...
    — N’était qu’un vieillard sénile.
    — Comme vous y allez, murmura-t-elle en baissant le
front de feinte confusion.
    — Si une décision de mon père manqua de sagacité, c’est
bien celle-ci. Comment ! Vous marier à un vieillard de cinquante ans dont
les seuls titres de gloire étaient les innombrables cicatrices récoltées à la
bataille ! La guerre révèle un homme, elle ne le fait pas, asséna le
couard qui avait toujours su déployer un luxe de ruse afin de s’épargner la
moindre blessure.
    — Notre père croyait faire pour mon bien, Eudes.
    Elle s’acharnait depuis le
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